Actes n°3 / Patrimoine matériel et immatériel dans les Sociétés des Suds et des Orients

Autoportrait des Arabes en crise civile : repenser le politique et le religieux chez Amin Maalouf et Waciny Laredj

Mohamad Al Hacene

Résumé

Par l’étude du discours littéraire dans deux romans, Les Désorientés (2012) d’Amin Maalouf et Le Royaume du Papillon (2013) de Waciny Laredj, cet article montre comment le roman exprime la pensée critique des auteurs par le biais d’une fiction pensante. La pensée du roman (Pavel, 2003) se cristallise à travers, l’intertextualité, les instances narratives et la polyphonie énonciative, ce qui permet aux auteurs, par une narration fictionnalisée et des références « inter-fictionnelles » (Lavocat, 2016) de créer un espace spécifique de réflexion, différent des autres formes de discours (philosophique, politique, religieux, etc.) sur la possibilité de dissocier le religieux et le civil, le religieux et le politique. En analysant les effets politiques et sociaux des deux guerres civiles au Liban (1975-1989) et en Algérie (1992-2002), les écrivains participent ainsi par le discours littéraire à un débat identitaire qui, dans le monde arabe, a atteint son apogée suite à la défaite de 1967 contre Israël et la multiplication des courants islamistes à partir des années 1980.

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Par Mohamad Al Hacene

Université Paul Valéry - RIRRA 21

Tradition et Modernité dans la pensée arabe contemporaine

Après la défaite arabe contre Israël en 1967, la scène intellectuelle arabe, au Machrek et au Maghreb, a recentré le débat sur la réalité sociale et politique arabe autour des questions identitaires et des rapports entre identité et religion. Pour de nombreux intellectuels arabes, comme Abdallah Laroui (1967) ou Elisabeth Suzanne Kassab (2010), la défaite de 1967, a conduit en effet, entre autres effets, à repenser d’un point de vue interne, arabo-musulman, la problématique de l’identité arabe en relation avec son cadre religieux traditionnel musulman. Dans ce sens, les travaux de certains intellectuels arabes, s’exprimant en arabe ou dans d’autres langues, s’inscrivent dans une démarche intellectuelle pour redéfinir le rapport des arabes avec leur héritage culturel et religieux constituant un fondement identitaire problématique à l’égard de la modernité. Selon cette perspective, Mohamad Abid al-Jaberi (1994) en remontant aux origines de l’Islam se livre, à travers son projet philosophique, à une critique de la structure de la raison arabe pour la rendre plus « objective » et plus « rationnelle ». Pour ce faire, il applique une méthodologie de lecture, dite « disjontive-rejonctive », des textes philosophiques arabo-musulmans avec l’objectif de comprendre le fonctionnement de la raison arabe moderne et d’en déterminer les conditions de rénovation (al-Jaberi, 1994, p.6). Ainsi, la modernité arabe qu’il prône ne devrait pas incarner un refus catégorique ou un dépassement des Traditions culturelles et religieuses, mais pour qu’elle soit propre à la culture arabe, elle « doit s’appuyer sur les éléments d’esprit critique manifestés dans la culture arabe elle-même » (Ibid., p.25). Il s’agit d’appliquer une méthode épistémologique qui permet de distancier la Tradition tout en la connectant aux besoins du présent, c’est ce qu’il appelle « la contemporanéité ». Toutefois, la modernité arabe telle qu’elle a été perçue dans le monde arabe est réduite, selon ses thèses, à s’inspirer de l’expérience européenne (Ibid, p. 21).

D’un autre côté, dans l’idéologie arabe contemporaine, Abdullah Laroui, en retraçant l’histoire de la culture arabe depuis la période de la première Nahda (renaissance arabe au milieu du XIXe siècle) à celle des Indépendances, constate que le rapport du monde arabe avec l’occident a joué un rôle décisif dans l’élaboration de l’idéologie arabe contemporaine et la conscience de soi. Selon lui, l’arabe se définit à travers son rapport à l’autre, l’occidental. Pour concrétiser sa pensée il se base sur trois figures réelles de la pensée arabe afin de nous proposer trois modèles d’analyse de l’intellectuel arabe dans leur quête d’une définition de soi face à la modernité européenne : « l’une le situe dans la fois religieuse, l’autre dans l’organisation politique, la dernière enfin dans l’activité scientifique et technique » (Laroui, 1967, p.19). Laroui en expliquant le cas de Mohamad Abduh (Egypte 1849-1905), première figure de l’arabe représentant le religieux, montre qu’il a maintenu l’opposition entre l’Occident et l’Orient dans le cadre d’opposition religieuse : christianisme-islam ; la deuxième figure, l’arabe libéral, Laroui s’appuie sur les travaux de Lotfy Sayyid, (Egypte 1872-1963), homme politique pour qui la décadence du monde arabe est due à la domination ottomane pendant plus de quatre siècles, la philosophie que pône ce dernier s’inspire de la démocratie européenne ; et finalement le troisième cas, incarné dans la figure de Salama Mûsa (Egypte 1887-1958)justifie la progression de la civilisation européenne par une force matérielle acquise par le travail et la science(ibid.). Ces trois figures représentent donc « trois moments de la conscience arabe », depuis le XIXe siècle, constitutifs d’une tentative de définition de la conscience arabe moderne et de son rapport avec l’Occident. Cette analyse de Laroui semble opposer le modèle religieux aux deux autres modèles de la pensée arabe, politique et scientifique. Reconnaissant, d’une certaine manière, une impasse dans la progression de la pensée arabe, Laroui privilégie la figure de l’homme politique et scientifique au détriment de la figure religieuse. Il se distingue de la sorte de la pensée d’al-Jaberi et propose une sorte de dépassement des réflexions traditionnelles pour que le monde arabe puisse rattraper son « retard historique » (Laroui, 1974) et s’abonner au mouvement général de l’histoire résidant dans la rationalisation et la modernisation.

Pour revenir au constat qu’al-Jaberi met en évidence dans son projet philosophique, ce dernier souligne que la science n’a pas pu jouer un rôle de moteur de la pensée dans la culture arabo-musulmane, à l’inverse de l’expérience de la raison en Occident, car cette fonction a été occupé par le facteur politique. Par conséquent, la démarche dialectique dans la pensée arabe ne relève pas d’une confrontation entre science et religion devant aboutir à une nouvelle interprétation et compréhension de l’univers, mais cette confrontation réside dans des facteurs politiques et religieux (al-Jaberi, 1994, p.19) entravant ainsi le processus moderne au sein des sociétés arabes.

En réalité, dans la deuxième moitié du XXe siècle, la défaite contre Israël, traumatisme majeur dans la culture arabe, a refaçonné le paysage politique et sociale dans les pays arabes. D’une part, en défigurant l’image du père président incarné par Nasser (1918-1970), elle a mis fin au mouvement du nationalisme arabe qui, comme théorisé par Constantin Zureik (Syrie 1909-2000), se basait sur une révolution rationnelle qui aspirait à mener les pays arabes au développement et à l’unité nationaliste portant sur « la démocratie séculière » (Zureik cité dans Kassab, 2010, p.108). D’autre part, ce déclin du nationalisme arabe et l’échec du projet panarabe a cédé la place à la multiplication des mouvements religieux au détriment des courant de pensée nationaliste ou marxiste qui a eu du mal, après l’échec du panarabisme, à mobiliser les gens pour opérer un changement de pensée radical dans les sociétés arabes. Ce repli sur l’identité religieuse s’est amplifié surtout à partir des années 1980 comme le signale, entre autres intellectuels, Mohamed Arkoun (2012[1975], p.4), reflète une déception générale du monde arabe et qui ont donné suite, comme au Liban, en Algérie et en Syrie, des conflits civils sanglants.

Ces métamorphoses sociétales et ces défaites politiques des sociétés arabes ont été transposés du discours philosophiques, politiques et religieux, etc., aux discours littéraires, notamment le sujet de la guerre civile qui a touché le Liban et l’Algérie. Autrement dit, la quête identitaire, les tentatives de se définir face à l’Occident et la confrontation entre le religieux et le politique ont imposé aux écrivains arabes des thématiques récurrents dans la formulation de leurs discours littéraire, ne serait-ce qu’à rappeler à ce propos l’engagement du poète Nizar Qabbani (Syrie 1923-1998) ou du dramaturge Saddalah Wannous (Syrie 1941-1997). De la sorte, la littérature arabe, en se distinguant des autres formes du discours est devenu, plus particulièrement depuis la crise de 67 à nos jours, un espace d’expression sur les conflits politiques et sociaux dans les sociétés arabes. Chez Amin Maalouf (Liban 1949), écrivain libanais d’expression française, ou chez Waciny Laredj (Algérie 1954), écrivain algérien d’expression arabe, la guerre civile qui a eu lieu dans leur pays d’origine, a profondément marqué leur pensée littéraire et a constitué un thème majeur dans leurs écritures que nous nous proposons d’étudier dans cet article.

Politiser le conflit civil au Liban et en Algérie

Si dans le contexte de la guerre civile en Algérie, il serait moins difficile de cerner l’opposition entre les tenants des partis islamiques et les alliés au Pouvoir politique, le contexte de la guerre civile au Liban ne se limiterait généralement pas à ces deux courants opposés étant donné que ce conflit s’est développé dans un contexte de tension israélo-palestinien ou israélo-arabe. En effet, dans un cadre politique, la défaite de 1967, qui a fait du Liban une scène de bataille entre palestiniens et israéliens, a fait émerger généralement une fracture instaurant un climat de méfiance entre les régimes politiques dits nationalistes, non démocratiques, (successeurs de la ligne Nasser) et les masses populaires traumatisées par les échecs politiques récurrents et l’incapacité de ces régimes à réaliser la justice sociale pour tous.  D’ailleurs, au niveau culturel, cette situation politique a généré ce que Abdullah Laroui appelle « une crise des intellectuels arabes » où ceux-ci faisaient face à un « durcissement idéologique et une restriction de liberté » comme le signale Thomas Brisson (2008, p.26). Suite à cette défaite politique et militaire, les penseurs nationalistes ou marxistes arabes perdaient leur crédibilité cédant place à la montée sur la scène politique de nouveaux mouvements et partis d’orientations islamiques.

Au Liban, à partir des années 1967, l’armée nationale libanaise a commencé à se désintégrer ; la communauté musulmane, s’estimant marginalisée, s’est alliée avec les combattants palestiniens pour fonder leurs armées, les autres communautés, surtout chrétienne, minoritaire, cherchaient également avec les partis de droite à se faire une armée avec de l’aide extérieure. C’est dans ce contexte-là d’après Samir Frangié dans son livre Voyage au bout de la violence (2012) que la guerre civile s’est déclenchée au Liban en 1976.

En Algérie, la scène politique a connu une évolution « paradoxale, en passant d’un système stable mais non institutionnalisé à un système instable mais fortement institutionnalisé ». En effet après l’indépendance, le système politique basé sur un parti unique a voulu restaurer aux Algériens une identité collective nationale dans un cadre traditionnel arabo-musulmane. Il est ainsi vrai que le pays a connu une certaine stabilité politique jusqu’aux années 1988, mais avec le mouvement populaire d’octobre, ce système a commencé à « se fissure[r] » et ensuite « se concrétise[r] » avec la constitution de 1989 qui a rendu légitime pour la première fois la pluralité des partis (Mahiou, 2001, p.13-34). Grâce à ce nouveau système pluraliste, le FIS (Front islamique du Salut) a failli remporter les élections législatives au détriment du FLN (Front de libération nationale). Mais suite à l’interruption du processus électoral et la dissolution du FIS, le pays a été ouvert à la violence et finalement à la guerre civile en 1992 avec l’assassinat du président Mohamed Boudiaf. D’après Mahiou Ahmed, ce conflit a mis généralement en confrontation deux parties : « les islamistes qui se réclament d’une conception fanatique de la religion », opposé à la dissolution de leur parti, et « les groupes liés au pouvoir ou manipulés par lui » (Ibid.), donc, outre l’accroissement des inégalités et la fragilité du système politique algérien pendant la présidence de Chadli Bendjidid (1979-91), l’origine de la crise civile semble être la difficile d’une transition démocratique (Martinez 1998 , p.16)

Dans cet article, après avoir présenté le contexte politique et intellectuel précédent les deux guerres civiles, je souhaiterais selon une démarche comparatiste, analyser le discours littéraire chez Amin Maalouf et Waciny Laredj sur les deux conflits civils au Liban et en Algérie. L’objectif est de savoir comment la littérature se positionne-elle par ses moyens formels à l’égard de ces deux conflits. D’ailleurs, ces deux auteurs apportent-ils une interprétation divergente des causes des deux conflits à la lumière des analyses des intellectuels arabes synthétisées plus haut.
Notre étude portera sur deux romans : Les désorientés (2012) de Amin Maalouf et Le royaume du papillon (2013) de Waciny Laredj. A travers les dispositifs narratifs particuliers et la polyphonie énonciative dans les deux romans, nous chercherons à savoir comment le discours littéraire participe au débat identitaire du monde arabe ? Autrement dit, comment le discours littéraire par la pluralité des voix narratives ou l’intertextualité participe-t-il à un débat identitaire au monde arabe et comment « le penser littéraire » ou la pensée romanesque parvient, selon Philippe Dufour (2010), à créer grâce à la narration fictionnalisée de la guerre civile au Liban et en Algérie un espace de réflexion qui se différencie des autres espaces : philosophique, politique, religieux … etc., autour de la possibilité de dissocier le religieux du civil, le religieux du politique. Pouvons-nous dire que les écrits littéraires de ces deux auteurs imitent les discours politiques ou philosophiques à l’identique des propos tenus par al-Jaberi ou Laroui, cités plus haut, concernant la confrontation entre la religion et le politique dans la culture arabe ? En retraçant des portraits des personnages en crise civile et politique, nous tenterons de répondre à cette problématique d’un point de vue interne ou internaliste pour discuter du regard de l’Arabe sur soi-même.

En fait, les deux écrivains, issus de la même génération, suivent un parcours sociologique et migratoire quasi-identique : l’arabe est leur langue maternelle, ils ont fréquenté l’école française dès l’enfance dans leurs pays, et puis, pendant la guerre civile, ils s’exilent à Paris. Pourtant, Laredj, contrairement à Maalouf, n’a pas totalement adopté la langue du pays d’accueil même s’il a à son actif plusieurs romans en français et prend part à la traduction de certains de ces romans d’expression arabe. Dans ce sens, Amin Maalouf d’après les réflexions de Maxime Del Fiol sur la francophonie littéraire, appartient à la catégorie des écrivains « post-coloniaux » (2022,  p.61-80), issus des anciennes colonies de la deuxième période coloniale (en Afrique subsaharienne, au Maghreb et au Machrek).Waciny Laredj échappe à cette classification francophone, car, bien qu’il soit francophone, il s’exprime en arabe, et par conséquent, par opposition à Maalouf, il échappe à « des sous considérations dans le système littéraire encore très largement francocentré, organisé autour d’un canon national dont les « francophones » sont la périphérie […]» (Del Fiol, 2016, p. 100).
Leurs deux romans s’inscrivent dans une trame narrative autour des guerres civiles qui ont touché le Liban et l’Algérie, et dont les retombées étaient à l’origine de leur exil et leur acculturation en France. Force est de constater que ces périodes occupent l’essentiel de leurs récits fictionnels et qui constitue l’objet de notre présente étude dans cet article.

Fictionnaliser la guerre civile : du monde factuel au monde fictionnel.

Le Royaume du papillon met en jeu le destin d’une famille algérienne, pendant la guerre civile en Algérie où se déroulent les actions du roman. La narratrice et personnage principal du roman Yama, jeune fille pharmacienne, oriente aléatoirement la narration à travers deux axes temporels qui se chevauchent : l’un remonte au passé où cette narratrice autodiégétique s’exprimant en « je » par sa communication avec un autre personnage qui se faisait passer pour Fadi, dramaturge exilé en Espagne. Cela lui permet d’évoquer l’assassinat de son père qui au commencent de la guerre a quitté son travail en France et en Allemagne pour rejoindre son pays et se mettre au service de ses compatriotes ; la schizophrénie et puis la mort de sa mère qui ne trouvait pas de sens à sa vie suite à sa démission, forcée, de son poste d’enseignante de français à l’école d’Alexandre Dumas ; l’emprisonnement de son frère qui à la réussite de son entreprise d’élevage de chevaux a été accusé injustement d’éliminer un de ses rivaux ; l’exil de sa sœur qui est partie au Canada ; la corruption politique en période de guerre civile et la destruction du pacte social dans son pays, etc. L’autre axe narratif qui inscrit les actions dans la période poste guerre, esquisse les quotidiens de Yama et son amour virtuel, imposé par l’état de solitude et de peur qui ont suivi « la décennie noire » en Algérie. De la sorte, le récit, par des analepses récurrentes fait apparaître les réflexions de l’héroïne sur la situation sociale, politique et religieuse de l’Algérie dans deux périodes historiques distinctes : « guerre civile » faisant partie de l’Histoire réelle de l’Algérie (1992-2002) mettant en confrontation les Islamistes contre les alliés du Pouvoir politique, et la « guerre silencieuse » inventée par la narration relatant les effets qui ont succédé à ce conflit.

Dans Les Désorientés Maalouf inscrit ses personnages dans un contexte de guerre civile, mais dans une région géographique vaste qu’il appelle le « Levant ». Bien que le lecteur puisse facilement deviner qu’il s’agit du pays natal de l’auteur ( le Liban), pourtant le roman ne cite jamais ce pays pour généraliser cette situation de conflit civil à tous les pays où un événement pareil peut perturber la stabilité de ses habitants selon les propres mots de Maalouf. Ainsi, l’intrigue est tissée autour d’un retour du personnage-narrateur, installé à Paris depuis 25 ans, au pays d’origine où ce dernier en évoquant le contexte de la guerre civile au Levant/Liban raconte la dispersion de son groupe d’ami de jeunesse « le cercle des Byzantin ». Sur le plan de la narration, deux voix se relaient : la première est celle d’Adam narrateur-scripteur autodiégétique assumant le récit de sa propre existence dans le cadre de la diégèse et puis celle d’un narrateur extradiégétique, omniscient et anonyme assumant le rôle d’un commentateur du texte d’Adam qu’il aurait trouvé lors de l’accident de voiture qui survient à la fin de l’histoire. Adam, professeur d’histoire à Paris ayant 47 ans, raconte à la première personne son retour au pays d’origine durant 16 jours entre le 20 avril et le 5 mai, éventuellement en 2001 et dont l’histoire remonte aux années qui précèdent la guerre civile libanaise. Dans le roman, l’ordre des événements n’est pas celui du récit, le recours à l’analepse permet au narrateur-personnage de mener une narration antérieure au récit tout en relatant ses quotidiens d’une manière linéaire durant 16 jours d’où la division du roman en partie selon l’ordre des jours. L’histoire commence avec Tania qui, par appel téléphonique, sollicite Adam à rentrer à son pays natal pour visiter Mourad , son « ancien » ami qui agonisait suite à une maladie chronique. De retour à son pays, et suite à la mort de Mourad, Adam tente d’organiser des retrouvailles avec ses amis de jeunesse. Il se met à prendre contact par messages (e-mails) avec ses amis pour les faire réunir dans leur pays natal. En fait, dans le récit les instances des narrateurs sont facilement identifiables, et parfois celles du narrataire. En effet, par un « dialogisme montrée » (Calas, 2007, p. 71), l’instance narrataire qui fait apparaître le destinataire dénommé par le narrateur sont identifiable grâce à plusieurs procédés linguistiques dont les guillemets et l’italique et ce tout au long du roman suivant le modèle d’un roman épistolaire. Ainsi les voix des narrateurs et des personnages mettent en relief deux discours antithétiques sur le conflit civil : le discours des enracinés et celui des exilés.

Il est évident que les intrigues des deux œuvres s’inspirent fortement d’un fait historique et social bien précis ce qui nous obligent à signaler que, d’une part et comme le souligne Magny Claude-Edmonde, dans Le roman historique, le récit s’appuie sur « des expériences individuelles et des destinées humaines » ce qui en fait un « roman » et d’autre part, il expose les conflits sociaux ou politiques « d’une époque donnée », appuyant de la sorte l’idée d’un roman à visée « historique » (2000, p. 4.), mais aussi sociale et politique. Autrement dit avec Isabelle Durand -Le Guernn, la première particularité d’un  roman, accentuant son aspect historique, c’est « sa dimension référentielle, dans la mesure où la réalité vécue vient nourrir le récit proposé », une définition qui reste incomplète selon elle car, l’étude de la réalité « relève du domaine d’étude des historiens » (2008, p. 9).Toutefois, Laredj inscrit explicitement ses personnages dans une Histoire réelle de l’Algérie ce qui est moins présent chez Maalouf qui bien que tous les indices orientent le lecteur vers la guerre civile libanaise, cependant, l’auteur se suffit d’y faire allusion. Si l’inscription de l’intrigue dans le cadre d’un événement historique expose le récit à la vérifiabilité de l’événement historique par le lecteur ou par l’historien, Laredj n’accorde pas assez d’importance à certains faits historiques et politiques majeurs qui ont perturbé l’Algérie comme l’assassinat du président Mohamed Boudiaf (1919-1992) auquel il se contente de faire allusion dans sa narration. De plus, cette fiction, et cela est valable pour Les Désorientés, ne met pas en en scène des personnages historiques comme c’est le cas à titre d’exemple avec son roman Le Livre de l’Emir (2009) où il se livre à narrer la biographie de l’Emir Abdoulkader (1808-1883) et sa lutte contre l’occupant français. Dans Le Royaume du papillon autant que dans Les Désorientés, l’événement historique incarne un cadre qui participe à mettre en crise les personnages romanesques, il fait ainsi partie intégrante de l’intrigue du roman. Cependant, d’après la démarche narrative, l’intérêt romanesque prime sur la véracité historique ce qui donne plus de liberté à l’écrivain pour représenter des expériences humaines pendant la guerre civile et se positionner à travers son écriture critique. Ainsi Maalouf inscrit la réflexion du groupe « cercle des Byzantins » contre l’exacerbation des identités et Laredj à son tour également inscrit les membres du groupe musical « dépôt-Jazz » (2013, p.13) dans une démarche opposée au Pouvoir politique et/ou contre l’émergence des mouvements islamistes.

Dans la même optique, comme le dit Dorrit Cohn par rapport à l’analyse de l’incipit de l’Education sentimentale de Flaubert, même si le récit fournit des détails précis sur le temps historiques et l’espace géographique bien nommé chez Laredj au contraire du roman de Maalouf, cette fiction se caractérise par son caractère « non référentiel ». S’agissant d’un récit fictionnel relatant le destin d’une famille en guerre civile ou d’un cercle d’ami, il faudrait observer deux points à propos de cette fiction : « ses références au monde extérieur au texte ne sont pas soumise au critère d’exactitude » et « elle ne se réfère pas exclusivement au monde réel, extérieur au texte » (Cohn, 2001, p. 31).  Cela nous pousse à se demander comment le roman développe-il sa propre pensée pour formuler une position critique concernant le politique et le religieux dans les sociétés arabes ? Le discours littéraire parvient-il à formuler une pensée purement conceptuelle ou engage-il le rôle du lecteur dans le processus de l’interprétation des faits ?

La pensée fictionnalisée du roman : repenser le religieux et le politique en crise civile ?

Dans Le royaume du papillon, la narration prise en charge par Yama, et qui varie les points de vue des personnages, met en confrontation trois discours fortement opposés qui sont, d’après une simple observation, inspirés d’une réalité sociale en Algérie : le discours politique, celui des cultivés et celui des civiles. A ce propos, il faudrait entendre par discours, non pas le contraire du récit d’après le sens donné par Gérard Genette (1972), mais le texte littéraire lui-même incarnant l’objet culturel qui se saisit comme texte, produit par « un émetteur », en liaison de principe avec un « récepteur ». C’est ce discours-là qui nous occupe et qui constitue la matière sémiostylistique du roman (Viala et Molinié, 1993, p. 9). D’après ce roman, il est possible de déduire trois fonctions à ce discours :  la fonction politique incarnant les alliés du Pouvoir, représentéé métaphoriquement et par intertextualité avec le texte de Geothe (1828 ) par Méphistophélès. Cette intertextualité explicite, perçue à la fois comme « dynamique textuelle » (Piégay, 2002, p. 10.) et « un système de relation » » (Ibid., p. 13.)  Avec d’autres cultures et d’autres textes, participe à créer « le monde des références » de la fiction d’une manière qu’on peut qualifier « inter-fictionnelle » élaborée par l’écrivain pour constituer chez les lecteurs un accès à un monde fictionnel déjà constitué et élaboré (Lavocat, 2016, p.390). Cette intertextualité explicite traduit une représentation négative des tenants du discours politique qui n’interviennent pas directement dans la narration. Leur discours, rapporté au style indirect ou indirect libre est pris en charge à tour de rôle par deux personnages : Yama et Fadi. Ce faisant, la narratrice délègue sa voix à des personnages, homonymes, présentés par leur fonction administrative ou politique pour donner des images récurrentes du fonctionnement du régime politique ce qui permet de le critiquer. En fait, L’État, en arabe « Dawlah », un lexique utilisé tout au long du récit, est comparé à Méphistophélès, une incarnation physique du diable dans le texte de Goethe, la narratrice s’y réfère pour diaboliser le régime qui tente de manipuler certaines élites cultivées dans la diaspora et au pays. Pour adhérer à ce combat, l’auteur a consacré tout un chapitre (VII) « A l’enfer Faust et Méphistophélès » (Laredj, 2013, p.345), pour récuser les deux discours ; le péritexte, à valeur majoritairement thématique (Genette, 1987), signale une complicité directe de l’auteur à la pensée qu’il veut faire passer par son personnage auquel le lecteur est invité à s’identifie.

Le deuxième discours, celui des cultivés, est incarné par Fadi, renommé par Yama « Faust » pour éclaircir la complicité entre les deux partis Etat/cultivé. La situation d’énonciation dans le texte et le recours à l’ironie à plusieurs reprises contribuent au développement d’une double critique envers ces deux discours donnant lieu à un contre-discours adopté par la narratrice. Le troisième discours qui semble plus dominant à travers lequel le lecteur peut deviner clairement le double positionnement auteur/émetteur, pris en charge directement par Yama, c’est le discours des civiles opprimés, la majorité du peuple algérien qui n’était pas à l’origine de ce conflit civil, comme en atteste le discours de Si Zoubire rapporté par sa fille en français : « ce n’est pas une guerre civile, mais contre les civils » (Laredj, 2013, p.97). Ce discours, incarné par Yama, traduit un état de perte de repère, et exprime une faiblesse et déception de la narratrice. Tout d’abord, déception amoureuse car elle était piégée par Rahim qui se fait passer pour Fadi sur les réseaux sociaux, et puis déception au niveau du régime qui se reproduit par le retour du véritable Fadi et la projection à Alger de sa pièce de théâtre sur la guerre civile en Espagne. L’état d’âme de la narratrice reflète une déception sociale réelle en Algérie à l’égard d’un pays qui ne parvient pas à réaliser sa stabilité politique et sociale.  D’ailleurs, le discours religieux, bien que repérable dans le roman à travers le point de vue de Yama, il se réfère à des personnages radicalisés et homonymes. Ce discours, ironiquement, est toujours négativement connoté et n’est jamais pris en charge par un personnage contrairement à Maalouf.

L’articulation entre les trois principaux discours à travers la pluralité des voix narratives, permet à l’auteur de faire émerger progressivement une voix narrative dominante pour véhiculer une identité féminine blessée, impuissante, présenté par un substantif réductif « Pharmaciâna dérivé du français et arabisé par l’auteur. Cette voix dominante met en cause à la fois le discours religieux et le discours politique chez certains partis en conflit pour gouverner le pays. La mise en parallèle de ces trois discours en variant le registre de langue entre arabe standard, dialectal et aussi en français, fonde une polyphonie énonciative qui procède à varier la focalisation ou les points de vue. La narratrice autodiégétique tout au long de l’histoire, donne la parole aux personnages pour rajouter des explications extradiégétiques réelles sur la période de guerre. Les références spatio-temporelles : les dates, les quartiers, les établissements, période de guerre civile, renvoient le lecteur à la ville réelle d’Alger. Ce faisant, l’auteur tend à générer un chevauchement entre factualité et fictionnalité ce qui crée l’effet que le monde fictionnel émane d’un monde réel dans la pensée du lecteur. Autrement dit, le lecteur le reçoit en tant que monde possible (Lavocat, 2016, p. 387). Pour cela la narration le pousse à s’identifier à la narratrice-personnage et adopter son point de vue. Dans cette stratégie, l’auteur qui adopte le point de vue de sa narratrice, lui donne la parole sur les connaissances réelles qu’il connaît sur la société algérienne ce qui constitue un espace de pensée critique différent des autres formes du discours sur le religieux et le politique dans la culture arabo-musulman.

Dans le roman, Yama dont l’imaginaire est nourrie par sa lecture des classiques occidentales et des histoires que lui raconte sa mère, a tendance à exercer une auto-réflexion par la suppression de l’antécédent historique ou culturel de chaque prénom des principaux personnages (Laredj, 2103, p.67). Ainsi, Si Zoubire, son père, elle le renomme (Zorba), par intertextualité avec Alexis Zorba (Zorba  le  Grec) (Kazantazkïs, 2015[1946]) pour assimiler le caractère de son père à celui de Zorba. De même, Fadi, son amoureux virtuel, elle le renomme (Faust), Farigeah, sa mère, (Vergy) par intertextualité avec Virginia Woolf, Marria (Causette), Daoud, son ancien amoureux juif, (Dive), etc. De cette manière, le prénom qu’elle choisit s’accorde à la fois avec la fonction narrative du personnage dans le roman, et véhicule une pensée critique envers les traditions culturelles. Pour son père renommé « Zorba », la référence inter-fictionnelle tend à en occulter l’antécédent arabo-musulmane. En effet, le prénom « Si Zoubir » fait appel dans l’imaginaire des musulmans à un des compagnons du Prophète de l’islam qui s’appelait « al-Zubayr ibn al-Awwam », un guerrier fidèle à sa religion. Yama voit que son père déteste la guerre comme elle, voilà pourquoi, à travers la diégèse, le lecteur peut apercevoir qu’elle voulait dépouiller à son père une certaine appartenance religieuse et/ou un caractère de combattant que lui accorde le statut historique d’un nom. Ce procédé textuel dynamise la visée narrative par le système de relation que crée l’intertextualité au niveau linguistique interne du texte aussi bien qu’au niveau extra-linguistique d’ordre culture où le discours littéraire fonctionne comme univers « esthétic-idéologique » (Viala et Molinié, 1993, p.19). Cela peut nous conduire au constat suivant : Yama veut réaliser une rupture avec l’héritage du passé auquel renvoie le prénom de son père dont le caractère ressemble à celui de « Zorba », une figure littéraire qu’elle apprécie bien même si elle appartient à un univers culturel différent. Dans ce sens, la pensée du roman se distingue aux autres formes de discours où à travers la fiction, la narratrice met en scène une pensée « hésitante » (Dufour, 2010, p. 37) qui puisse s’interpréter différemment, en plusieurs sens, sans qu’elle s’enferme dans une seule signification conceptuelle.  D’une part, son discours tendrait à réaliser une rupture avec le passé religieux et adopter une pensée séculière inspirée par ses lectures de la culture occidentale. A cet égard, le roman fait référence à de nombreuses figures littéraires occidentales, réelles ou/et imaginaires, à titre d’exemple, le poète français Boris Vian (1920-1959) et Virgina Woolf, écrivaine britannique (1882-1941), ce qui permettrait de mettre en valeur le dialogue entre la culture occidentale et arabo-musulmane. D’autre part, dans les moments de peur, de perte de repère, la narratrice s’incline au Texte religieux (Coran) qui la calme et l’aide à récupérer sa stabilité psychologique. C’est la particularité de la pensée du roman selon Philippe Dufour qui dans Le roman est un songe la décrit de la sorte : « le propre de la pensée romanesque » est d’être « hésitante » et « perplexe » ou « inquiète » (Ibid., p.34) où la multitude des voix narratives exposent plusieurs points de vue sur le fait de penser le politique et le religieux. De cette manière la narration accorde aux personnages deux antécédents, l’une arabo-musulman et l’autre occidental pour exprimer une appartenance à ces deux mondes civilisationnels.  

Dans Les Désorientés de Maalouf, la narration, à travers les témoignages et les récits de vie du groupe d’ami « le cercle des Byzantin », met en opposition deux discours, le premier discours au style direct est celui du narrateur-personnage où le lecteur peut deviner facilement que l’auteur s’y projette ; le deuxième c’est celui de Mourad et son épouse Tania. Autrement dit, le discours des exilés et le discours des enracinés. De la sorte, le narrateur-personnage Adam en opposant deux logiques par l’utilisation stylistique de multiples figures d’opposition dont l’antithèse : « fidélité » # « trahison », « rester » # « partir », « mains propres » # « mains sales » « enracinement » # « déracinement », « Orient » # « Occident », etc., et ce tout au long du roman, développe un syllogisme simple :  Adam, tout jeune, par fidélité à ses principes et valeurs décide de partir pour garder « les mains propres » (Maalouf, 2012, p.21) alors que son ami, Mourad, récuse le départ sous prétexte de préserver le pays. Ainsi selon le narrateur il se salie les mains parce qu’il entame une ascension sociale politique illégale qualifiée comme dans cet énoncé d’Adam par une antithèse : « les lois de la société ne sont pas celles de la gravité, souvent l’on tombe vers le haut plutôt que vers le bas » (Ibid., p.184). De la sorte, les strates narratives fondent un dilemme de positionnement entre « valeurs communes » et « intérêts privés » chez le groupe d’amis pendant la guerre civile. Le positionnement du narrateur par rapport à cette crise semble distinct où par fidélité à ses valeurs, il opte pour l’exil ce qui sous-entend l’impossibilité de les préserver en crise civile. Les valeurs d’Adam, comme nous l’observons, ne sont pas d’ordre religieux, mais plutôt moral et humain.

Par ailleurs, la fiction à travers le choix des dénominations des personnages, tend à neutraliser les références religieuses et exprimer une tendance séculière chez les personnages. Par exemple, la narration valorise le point de vue de Moïse dont le fils Naïm fait partie du cercle des Byzantin. Moïse décide d’immigrer au Brésil parce qu’il s’est rendu compte qu’il était impossible de vivre au Levant/Liban en assumant deux appartenances opposées, arabe et juif, il dit à son fils Naïm en exprimant un souhait de neutraliser la religion et ne pas la prendre comme système de vie :  « Au lieu que les uns se prénomment Michel ou Georges, les autres Mahmoud ou Abderrahman, et nous Salomon ou Moïse, on aurait tous des prénoms ‘’neutres’’ Sélim, Fouad, Amin, Sami, Ramzi, ou Naïm» (Ibidem).

Pour ce dernier et suite à la création de l’Etat d’Israël qu’il qualifie par « désastreuse » (Ibid., p. 286) pour sa communauté, la narration montre qu’il lui est difficile de développer un « sentiment national » au sens donné par Hervé Marchal (2012). Il est ainsi évident que Maalouf a voulu exprimer à travers la pluralité des appartenances ethniques et religieuses, mise en accord avec la pluralité des voix narratives, la difficulté de développer un sentiment national dans un pays comme le Liban. Comme le souligne Marchal, l’impossibilité de développer un fort sentiment national dans un pays donnée, fait émerger une « revendication identitaire » qui est susceptible de déboucher sur des conflits sanglants comme ce qui s’est passé au Liban suite à la débâcle de 1967 mettant en opposition Juifs et Arabes. L’impossibilité de développer de tel sentiment national, dans le cas du Liban, se traduit par « une oscillation quasi inévitable entre identité nationale et identité ethnique pour se définir » (Marchal, 2012, p.104). En effet, la fragilité du système politique au Liban, basé sur « la démocratie en consensus », a imposé aux différentes communités à chercher un refuge dans leur appartenance religieuse ou communautaire pour se protéger. De ce point de vue, l’appartenance ethnique ou religieuse prime sur l’appartenance nationale, c’est pourquoi et pour exprimer un refus à ce mécanisme identitaire, la pensée du roman se cristallise à travers la pluralité des voix narratives dans les Désorientés qui met en valeur une identité plurielle qui s’accord avec la citoyenneté. Dans cette orientation, Adam affirme dans le roman que l’appartenance religieuse pour les Juifs ou les Arabes ne doit pas être collective mais individuelle et ce pour créer une société civile non religieuse ou ethnique. Pour rendre tangible cette idée, le narrateur délègue sa voix à Moïse qui se présente comme personnage intradiégétique et le laisse s’exprimer au discours direct. Cette multiplicité des voix narrative propose un certain système de coexistence qui n’exclut aucune composante de la société d’où l’intérêt d’examiner l’appartenance des membres du cercle des Byzantin qui sous-entend un modèle pour la société libanaise.
La révolution contre l’héritage paternel, par Adam (en refusant de fonder une lignée comme l’a prévu son père) et par Moïse (en refusant de prénommer son fils « Ezra») dans le roman se traduirait par une volonté de définir l’identité en dehors de la religion ce qui permettrait de développer un réel sentiment national et créer une société civile ni religieuse ni ethnique. Cela confirme notre hypothèse selon laquelle, en citant le récit de Moïse, un récit enchâssé au récit enchâssant/encadrant (Genette, 1972), que la pensée du roman à travers ses personnages conteste cet héritage traditionnel des ancêtres et se projette dans une pensée séculière inspirée de l’expérience européenne comme nous pouvons déduire de la parole d’Adam : « Nous proclamions voltairiens, camusiens, sartriens, nietzschéens ou surréalistes, nous sommes redevenus chrétiens, musulmans ou juifs (…)» (Maalouf, 2012, p.35)

Le positionnement du narrateur par rapport à la religion semble évident où en citant quatre penseurs européens, en fonction d’épithète, fait allusion à leur critique sévère de la religion et qui veut valoriser une vision séculière du monde. La guerre civile vient mettre en crise toute cette pensée ouverte au monde, les communautés libanais se replient chacune sur son identité religieuse et n’arrivent pas mettre en valeur une identité nationale.
Pour conclure, comme nous avons tenté de montrer, les deux romans ont mis en scène des personnages ancrés dans leur milieu social ce qui a permis aux deux auteurs d’exercer une critique sociale fondamentale (Zéraffa, 1971, p.35). Les personnages dont la voix narrative domine sont des personnages blessés, effondrés, nostalgique, et notamment faibles ce qui reflète l’état d’âme général qui régnait dans les deux contextes de guerres civiles. Le héros maaloufien ou laredjien n’est pas maître de son destin, mais bien qu’opprimé par la société, il parvient à valoriser sa pensée. La narration a montré que l’alternatif à ce conflit civil proposé par Maalouf, c’était l’exil et le déracinement étant donné qu’il valorisait le point de vue d’Adam, alors que chez Laredj, c’était l’enracinement et le refus de l’exil. Cela peut traduire d’une certaine manière, leurs parcours personnels en tant qu’écrivains arabes de deux expressions, française et arabe.

Par contre l’excipit dans Les Désorientés, souligne une perte de connaissance du narrateur interne Adam qui, suite à un accident de voiture, entre en comas, là le narrateur externe commente : « comme son pays, comme cette planète » […] « En sursis, comme nous tous. » (Maalouf, 2012, p. 526) pour signaler, soudain, un dénouement énigmatique, mais ouvert où le lecteur connaîtra la fin de l’histoire quand Adam se sera réveillé. A ce propos romanesque, nous pouvons dire avec Franck Salün, que Les Désorientés développe une fiction « pensante » qui « place le lecteur devant des situations qui sont autant d’énigmes. Elle le prépare à entendre un dénouement, voire une leçon, mais l’abandonne au moment de conclure, en refusant de formuler explicitement une doctrine ». En cela, ce jeu onomastique et le dénouement ouvert du roman font penser et donne[ent] à penser (Salün, 2013[2010], p.61), mais ils ne formulent pas de pensée conceptuelle comme nous l’avons présenté plus haut concernant la Tradition culturelle et religieuse selon Laroui et al-Jaberi. C’est à travers cette pensée fictionnalisée qui s’est concrétisé par les moyens formels de la littérature à travers l’intertextualité chez Laredj et la polyphonie chez Maalouf que le savoir romanesque s’est construit en accordant plus d’importance au lecteur qui à lui seulement revient la tâche d’activer l’action et déduire la conséquence.

Chez Laredj, la pensée qu’il cherche à mettre en évidence à travers la narration des quotidiens d’une famille, met en dichotomie une religion politique représentée par des personnages auxquelles la narratrice ne délègue pas sa voix, mais elles les rapportent au style indirect libre, avec une religion spirituelle et salvatrice en temps de grandes tensions psychologiques. Nous l’avons vu dans le texte, l’héroïne n’applique pas les instructions religieuses, mais elle cherche à neutraliser la pensée religieuse tout en la respectant. Donc le discours littéraire fait la différence entre deux réceptions de la religion, d’un côté, une religion dogmatique, politique et fanatique et d’autre côté, une religion culturelle, spirituelle qui se traduit par refuge pour la narratrice.

Si dans Les Désorientés, la pensée du narrateur est forgée par l’exil qui dédouble son existence et sa pensée entre l’Orient et l’Occident : il n’est ni croyant ni athée, entre deux patries, deux cultures et deux systèmes de pensée, c’est pour exprimer une appartenance multiple et une identité plurielle perçue comme ouverture de son ipséité arabe à son altérité occidentale.  Tandis que chez Laredj, le dédoublement de Yama s’incarne dans la coexistence dans sa réflexion de deux croyances, islam et christianisme, de deux cultures : arabe et européenne comme signe d’une appartenance à deux mondes. De la sorte, les deux personnages-narrateurs Adam et Yama refusent d’être enfermés dans un modèle religieux ou culturel unique ; le modèle identitaire qu’incarnent les héros maaloufiens ou laredjiens s’accordent avec un désir de sortir de la pensée en crise dont souffrent les Arabes et à cause de laquelle ils sont en retard par rapport aux autres civilisations, à savoir, la pensée traditionnelle et la pensée européenne.

Dans les Désorientés, l’appartenance nationale est affaiblie par la guerre, le Liban ou pour être précis, le pays natal du narrateur, le Levant comme territoire, n’est plus imaginé comme un État, une référence d’appartenance ; chacun tend à s’identifier par sa communauté. Donc, c’est l’appartenance à l’État dans sa notion moderne qui est mise en crise ; l’appartenance à un corps social unique représenté par l’État est dissoute, elle est remplacée par des appartenances aux structures traditionnelles qui cohabitaient avant la guerre dans le cadre de l’État, mais une fois la guerre déclenchée, elles commencent à se confronter à cause de l’absence de ce cadre.

La crise au Liban n’est plus entre le cadre de l’État et les individus comme en Algérie selon Le Royaume du papillon, mais le conflit devient interethnique, intercommunautaire. En Plus, l’État dans sa forme politique ne peut réaliser l’égalité entre les individus ; chacun cherche à les régler à sa manière comme il a fait Mourad dans Les Désorientés. Également, dans Le royaume du papillon, Si Zoubire, Yama, Rayan, Vergy, Fadi, Marria, tous les principaux personnages n’ont la moindre confiance dans l’État en tant qu’organisation politique capable de réaliser l’égalité et la restauration de l’identité de l’individu algérien. Ce manque de confiance, comme le fait apparaître Laredj, s’oppose au discours médiatique officiel qui cherche de nouveau à manipuler les algériens.

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