Introduction
Le glénti[1] (au pluriel gléntia) du village d’Olympos, situé dans le nord de l’île de Karpathos en Grèce, est une performance rituelle et festive au cours de laquelle se pratique l’improvisation poétique chantée. Cette pratique rituelle, omniprésente dans la vie de la communauté, a obtenu récemment – en août 2020 – son inscription au Patrimoine Culturel Immatériel de la Grèce. Cette reconnaissance s’inscrit dans la démarche de préservation de cette performance, qui est toujours pratiquée au sein de la communauté villageoise aujourd’hui, mais dont les membres craignent malgré tout la disparition.
Figure 1. Le village d’Olympos (photo de l’autrice, 2015)
Comme le souligne Jessica Roda, « il y a donc derrière le concept [de patrimoine], l’importance d’un processus qui vise à sélectionner, à matérialiser puis à institutionnaliser un objet ou une pratique […] dont la vie sociale […] renvoie à une identité collective et individuelle » (2016, p. 22). Elle ajoute qu’« un tel projet s’opère souvent […] lorsque la crainte de la perte s’exprime individuellement et/ou collectivement. »
Après une brève présentation du glénti à travers l’explication de ses principales caractéristiques, je montrerai ensuite comment cette performance constitue un rituel social qui assure la cohésion de la communauté villageoise. Enfin, je soulignerai de quelle manière cette communauté valorise à travers le temps ce patrimoine immatériel que constitue le glénti.
Ces réflexions autour du glénti en tant que patrimoine immatériel s’appuient sur un travail de recherche menée sur le terrain entre 2013 et 2019. L’utilisation d’analyses d’improvisation poétique chantée au cours de différents gléntia[2] est complétée par les échanges que je continue à avoir avec la communauté villageoise.
La performance du glénti
Le glénti appartient à la catégories des performances, lesquelles sont définies comme « des pratiques esthétiques – des modèles de comportement, des manières de parler, ou de se comporter au niveau du corps – dont les répétitions suivent les acteurs dans le temps et dans l’espace, structurant des identités individuelles et collectives » (Kapchan, 1995, p. 479). À travers ces répétitions dans le temps et dans l’espace, il est possible de définir un certain nombre de caractéristiques relativement immuables que comportent ces performances du glénti.
Les caractéristiques du glénti
À Olympos, le glénti est une fête populaire qui se déroule souvent en marge de célébrations religieuses qui rythment la vie du village. Il s’agit soit de fêtes communautaires, qui regroupent les fêtes patronales et les grandes célébrations de la religion orthodoxe comme Pâques ou la Dormition de la Vierge, soit de fêtes privées comme les fiançailles, les mariages ou les baptêmes.
Le terme glénti vient du mot turc eğlenti, qui signifie littéralement « divertissement », mais qui revêt un caractère sérieux dans le village d’Olympos. Ce divertissement rassemble les hommes autour d’une table où ils consomment des boissons alcoolisées tout en entonnant des chants, accompagnés par des instruments. Le glénti, lorsque celui-ci se déroule sur la place du village ou dans une maison privée, comporte aussi un moment d’exécution de danses, auxquelles les femmes participent également.
Figure 2. Le glénti à Olympos (photo de l’autrice, 2014)
Au cours de cette performance qui dure des heures entières, les instruments jouent un rôle important puisqu’ils assurent un flot musical ininterrompu, en jouant des airs à chanter et à danser. Trois instruments sont présents à Olympos : la cornemuse tsampoúna et la vièle lýra qui assurent les parties mélodiques de la musique et le luth laoúto, qui assure le rôle rythmique et harmonique.
Figure 3. Les instruments : laoúto – tsampoúna – lýra (photo de l’autrice, 2019)
Parmi les chants interprétés, on trouve, d’une part, des chants à texte poétique non improvisé, dont les textes se transmettent oralement depuis la période byzantine pour certains. Ces textes peuvent être des ballades, des chants historiques, des chants d’amour ou encore des chants acritiques. D’autre part, on a des chants dont le texte poétique est improvisé au cours de la performance par les hommes qui participent au glénti. Cette improvisation poétique chantée est incontournable et elle occupe la majeure partie de la fête.
L’improvisation poétique chantée
Cette improvisation poétique se réalise sur des airs appelés skopoí (au singulier skopós), c’est-à-dire des mélodies qui servent de timbres pour chanter les vers créés. Elle est toujours accompagnée par les instruments – la vièle lýra et le luth laoúto, plus rarement la cornemuse tsampoúna – qui soutiennent les voix des chanteurs en jouant les différents airs.
Chaque improvisation consiste en un distique de vers de quinze syllabes se découpant en deux hémistiches inégaux de huit et sept syllabes respectivement, distique que l’on nomme mantináda (au pluriel mantinádes). Les vers du distique, improvisés en dialecte local, doivent respecter des règles d’accentuation de syllabes – celles qui sont accentuées sont principalement des syllabes paires et il y a deux accents obligatoires, l’un sur la sixième ou la huitième syllabe du vers et l’autre sur la quatorzième – et doivent être obligatoirement assonancés, voire rimés.
L’improvisation se réalise toujours hémistiche par hémistiche avec différentes césures et répétitions, ainsi que l’emploi d’interjections, pour adapter le texte à la mélodie. Le chanteur soliste improvise le premier hémistiche, qui est aussitôt repris selon un mode responsorial par les autres hommes formant un chœur, ce qui lui laisse le temps de préparer le second hémistiche de son premier vers. Le procédé est répété pour chaque hémistiche, à part le dernier, où il n’y a généralement pas de reprise du chœur. Certains airs ont par ailleurs un refrain qui permet d’allonger le temps de préparation pour le second vers du distique.
Les thèmes développés au cours de cette improvisation poétique chantée sont tous en lien avec la vie actuelle du village et des membres de la communauté et sont donc ancrés dans la contemporanéité du moment. Les intercessions aux Saints, l’évocation des morts ou de la migration, le respect envers les anciennes générations, l’accueil des expatriés qui reviennent pour les fêtes ou encore les événements récents touchant le village, sont autant d’éléments sur lesquels les hommes improvisent.
Cette improvisation est par ailleurs aidée grâce à un contexte propice qui réunit plusieurs ingrédients nécessaires à la stimulation poétique. Tout d’abord, la présence des musiciens est indispensable pour inciter les chanteurs à prendre la parole, pour les soutenir dans leur chant ou dynamiser la fête. Ensuite, la présence d’un groupe d’amis, appelé paréa, est nécessaire pour que chacun trouve l’inspiration et le soutien amical d’hommes avec lesquels il a déjà partagé de nombreux gléntia. Il faut ajouter également la prise de boisson alcoolisée qui stimule aussi l’inspiration et permet d’accéder à un état physique et psychique propice au développement du kéfi. Sorte de bonne disposition mentale, le kéfi est également une émotion qui se traduit par l’expression de la joie, mais aussi de la tristesse ou de la nostalgie, à travers des pleurs et des soupirs que l’on partage par empathie.
Cette forme brève est considérée par les Olympiotes comme le premier moyen d’expression qu’ils utilisent presque quotidiennement et c’est elle, en grande partie, qui permet au glénti d’assurer la cohésion sociale au cœur d’un village qui se dépeuple de plus en plus à cause de l’émigration.
La cohésion sociale par le glénti
Même si la communauté olympiote est dispersée dans le monde (Baltimore, New-York, Australie, Allemagne ou autres régions de Grèce notamment), elle reste profondément attachée à son village d’origine. En témoignent les retours temporaires, mais réguliers, dans ce village d’Olympos pour participer aux gléntia, surtout à la période de Pâques et durant le mois d’août pour les deux autres fêtes les plus importantes, la Dormition de la Vierge et la décollation de saint Jean-Baptiste. Ces retours sont largement évoqués dans les distiques chantés par les hommes :
Toútin eáre i giortí eínai xechorisméni
Apoú gyrnoún eis to chorió óloi (oi) xeniteménoi
Toute la fête ici se distingue
Puisque reviennent dans le village tous les émigrés (Dormition de la Vierge, août 2014)
Pós kamaróno san erthoú ánthropoi apó ta xéna
Ki anoíxousi ta spítia tous pou ta ’choun kleioména
Combien je me réjouis lorsque reviennent ceux qui sont à l’étranger
Et qu’ils ouvrent leurs maisons qu’ils avaient fermées (Pâques, avril 2015)
Ces exemples montrent également que le retour des émigrés au village est un événement attendu et dont les villageois se réjouissent. En effet, il permet au village de s’animer puisque l’ouverture des maisons des émigrés lui donne un caractère plus vivant et la communauté apparaît comme réunifiée durant le temps des fêtes. Le glénti revêt donc un caractère éminemment social.
Du rituel social…
Plus la communauté est dispersée et plus le besoin de se retrouver quelque part tous ensemble se ressent. L’Olympiote Antonios Pavlidis souligne qu’« il faut avoir un endroit où tous les Olympiotes peuvent se rencontrer[3] », et ce lieu de rassemblement unique est tout simplement le village d’Olympos lui-même, considéré et nommé par les Olympiotes comme « village-mère ». Cette expression « notre mère Olympos » (I mána mas i Ólympos) apparaît dans les conversations, mais également dans l’improvisation poétique :
Ti mána mas tin Ólympo polý tin agapoúme
Na ’ste kai tou kairoú kalá kai páli na vrethoúme
Notre mère Olympos nous l’aimons beaucoup
Soyez en bonne santé l’an prochain et retrouvons-nous de nouveau (Pâques, avril 2015)
De ce fait, dans ce village dont on est originaire, qu’on y soit né ou non, on vient chercher la bénédiction du prêtre, mais également celle du village lui-même, ainsi que la protection des saints patrons des chapelles et églises.
Par ailleurs, le glénti, véritable rituel social où les hommes se retrouvent pour dialoguer en chantant des distiques improvisés, a un déroulement extrêmement codifié par des règles implicites que chaque Olympiote se doit de respecter – tout écart ou manquement à ces règles sociales étant aussitôt critiqué. Tout cela se fait à travers la langue dialectale employée pour créer des vers poétiques et comme le souligne Patrick Charaudeau, « il est clair que la langue est nécessaire à la constitution d’une identité collective [et] qu’elle garantit la cohésion sociale d’une communauté » (2001, p. 342).
Cependant, « ce n’est pas la langue qui témoigne des spécificités culturelles, mais le discours » (Charaudeau, 2001, p. 343) car Patrick Charaudeau nous explique, dans le prolongement des théories de Benveniste, que « la langue n’est pas le tout du langage […], elle n’est rien sans le discours, c’est-à-dire ce qui la met en œuvre, ce qui régule son usage et qui dépend, par conséquent, de l’identité de ses utilisateurs ». Ainsi, au cours de ce rituel, les hommes peuvent exprimer des remerciements ou des éloges, chanter également des intercessions auprès des Saints pour demander protection, santé, mais aussi la possibilité de revenir encore pour se retrouver, comme le montrent les exemples suivants :
Na s’échei i Panagiá kalá na ’sai pánta kontá mas
Ki egó polý se chaíromai pou ’sai sti syntrofiá mas
Que la Vierge te préserve en bonne santé, que tu sois toujours près de nous
Moi aussi je me réjouis beaucoup que tu sois en notre compagnie (Pâques, avril 2015)
Kanáki protomeraklí pollá sou chreostoúme
Giatí pollá mas émathes kai se efcharistoúme
Kanakis premier meraklís[4] nous te devons beaucoup
Parce que tu nous as appris beaucoup et nous te remercions (Pâques, avril 2015)
I dexiotechnía sou kai i kalí kardiá sou
Kefízei, Giánni Balaská, ópoios glentá kontá sou
Ta dextérité ainsi que ton grand cœur
Apportent la gaieté, Giannis Balaskas, à quiconque festoie près de toi (Pâques, avril 2015)
Na voïtháeis Ágie káthe proskinití Sou
Kai káthe chróno férne tous gia na ’sai sti giortí Sou
Apporte protection, Saint, à chacun de tes adorateurs
Et chaque année fais-les venir pour qu’ils soient présents (Décollation de saint Jean‑Baptiste, août 2014)
Les deux premiers exemples s’adressent à un vieil homme de 90 ans, Giorgos Kanakis, reconnu comme un improvisateur hors pair et dont la présence lors des gléntia est un honneur. Il est ainsi désigné comme premier meraklís et à ce titre, il est remercié car il a beaucoup contribué à la transmission du glénti. Le chanteur précise que les villageois lui sont redevables, exprimant ainsi une conception de la communauté qui considère qu’elle a des obligations envers quelqu’un qui apporte quelque chose au village. L’intercession auprès de la Vierge pour lui accorder la santé s’inscrit dans la reconnaissance qu’on lui accorde et dans la volonté qu’il puisse encore participer aux prochains gléntia. Le troisième exemple est un éloge qui s’adresse à un excellent musicien multi-instrumentiste et qui est engagé dans la transmission des coutumes auprès des jeunes gens. Le dernier exemple est une intercession adressée à saint Jean-Baptiste, dont les Olympiotes commémorent la décollation, afin de lui demander d’accorder sa protection, laquelle permettra à chacun de revenir chaque année.
Ces exemples sont directement liés à l’identité des villageois qui se sentent Olympiotes même s’ils vivent à l’étranger. C’est la raison pour laquelle les chanteurs font toujours allusion dans leurs distiques aux relations sociales et familiales et qu’il est difficile pour quelqu’un qui ne les connaît pas de comprendre ce qui est chanté.
Par ailleurs, ce qui est important est la manière dont ces propos sont dits, autrement dit le fait qu’ils soient chantés en vers et qu’ils sont le reflet de « l’univers des stratégies sociales » (Cerclet, cité dans Derèze, 2005, p. 51).
En participant au glénti, on entretient donc les relations sociales qui permettent d’assurer la cohésion de la communauté, mais également de réaffirmer son appartenance à celle-ci.
… Au rituel d’agrégation
Le glénti se présente donc également comme un rituel d’agrégation. À travers l’improvisation poétique chantée de distiques éphémères, les hommes montrent en effet qu’ils maîtrisent les différents codes du glénti, au cours duquel ils remettent en jeu, en quelque sorte, leur appartenance à la communauté. Cela s’effectue dans une modalité proche de la joute oratoire puisqu’au moment de leur prise de parole poétique et chantée, mais également simplement par leur seule façon de se comporter et d’être présent, les hommes sont soumis au jugement implicite de la communauté qui vérifie la conformité par rapport aux codes culturels et sociaux. De ce fait, il est possible d’entendre chanter sous forme de distiques des reproches adressés à certains hommes présents lors du glénti et qui ne respectent pas les codes :
Eména de mou dosási apó to kérasmá sou
Ma as eínai kalorrízika koumpáro ta paidiá sou
À moi on ne m’a pas servi un verre de ta tournée
Mais que tes enfants, mon cher, soient heureux (Dormition de la Vierge, août 2014)
Apántisi den ídose mou piáne to piotó tou
Esý ’nain ísos ti seirá sto tópo to dikó sou
Il n’a pas donné de réponse, sa boisson me reproche
C’est à ton tour de chanter dans ta propre contrée (Dormition de la Vierge, août 2014)
Dans le premier exemple, le chanteur – qui est également instrumentiste – mentionne le fait qu’il a été oublié lors de la tournée offerte par un homme qui a célébré récemment les fiançailles de sa fille. Son premier vers sonne comme un reproche, mais avec le second vers, le chanteur indique que malgré tout, il ne lui en tient pas rigueur. Le second exemple concerne un jeune homme de retour au village après son service militaire et qui a offert une tournée à cette occasion. De nombreux distiques élogieux lui sont adressés et il est attendu qu’il y réponde en improvisant. Cependant, il ne le fait pas et quelqu’un change de thème. C’est alors qu’un chanteur explique que le jeune homme n’a pas respecté la coutume puisqu’il n’a pas répondu et, en s’adressant directement au jeune homme dans son second vers, il lui dit qu’il doit chanter. Le non respect des codes du glénti qui est ici pointé du doigt fragilise l’appartenance du jeune homme à la communauté.
De plus, cette appartenance à la communauté revêt un caractère identitaire car elle s’affirme par le fait d’« être un Olympiote ». « Être un Olympiote est un art difficile [5] » (Caraveli, 1985, p. 259) qu’il faut entretenir, et qui est ancré dans un processus, lequel change au cours du temps. En effet, la définition de l’identité Olympiote n’est pas fixe et elle s’adapte au fil du temps aux nouvelles conditions de vie des membres de la communauté. Le glénti reflète également cela car il est une perpétuelle adaptation à la situation de l’instant présent, tout en s’inscrivant dans le respect de ce que les Olympiotes appellent leurs coutumes.
En ce sens, le glénti est, certes, un patrimoine immatériel, mais surtout un patrimoine culturel vivant c’est-à-dire, « l’héritage transmis oralement et dont l’expression constitue une forme d’appropriation et d’interprétation liée à la fois au passé, au présent et au futur », selon la définition de Marie-Christine Parent (2010, p. 137). En effet, d’après Gérard Derèze, ce concept de patrimoine vivant « vise à identifier l’ensemble des traditions ou pratiques sociales inscrites dans la vie quotidienne d’une communauté et soutenues par l’action de personnes ou institutions “dépositaires-relais” de la transmission qui caractérisent et construisent ainsi son identité culturelle » (2005, p. 49).
La performance du glénti est donc nécessaire au maintien de la cohésion sociale de la communauté qui s’y renforce à chaque fois, en même temps que s’y reconstruit l’expression « être un Olympiote ». L’importance que la communauté accorde au glénti est soulignée par le fait que les Olympiotes sont attentifs à la valorisation de cette performance.
La valorisation du glénti à travers le temps et l’espace
Dans un premier temps, la valorisation du glénti passe par la transmission de ce patrimoine immatériel, en particulier parmi les membres de la communauté qui vivent en dehors du village. Cette transmission est assurée notamment par les différentes associations des Olympiotes expatriés qui ont vu le jour dans les pays d’accueil.
Le rôle des associations
Les principales associations des Olympiotes expatriés – créées respectivement en 1948 au Pirée (Grèce), en 1952 à Baltimore (États-Unis) et en 1972 à Rhodes (Grèce) – jouent un rôle primordial dans les relations entre les expatriés et ceux restés au village, mais également dans la transmission et la mémoire de l’héritage culturel. L’association des Olympiotes de Baltimore déclare ainsi : « nous nous sommes constitués pour préserver les traditions d’Olympos en Amérique ».
Une des activités significatives qui ont été mises en place par ces associations est tout ce qui concerne ce que nous pouvons appeler la pédagogie musicale. L’éloignement du village d’origine, où l’on apprend essentiellement par imprégnation la musique et le chant, entraîne la création de cours collectifs d’instruments, de chant et de danse où il est possible d’apprendre et de s’exercer. L’association des Olympiotes de Baltimore précise ainsi que :
lorsque les leçons ont commencé, [elle] a enseigné à plusieurs dizaines de jeunes Olympiotes les premières notes de chanson et les premiers pas de danse. Il ne faut pas oublier que pour la plupart de ces enfants, cela était leur seul moyen de contact avec la culture olympiote puisqu’ils n’avaient pas la possibilité de voyager et de se rendre à Karpathos. (Voyage from Olympos, 2003, p. 26)
Des leçons de ce type sont également mises en place dans le village lui-même, durant l’été, au moment où les jeunes sont retournés en famille à Olympos pour les fêtes, afin de poursuivre l’apprentissage et l’entraînement effectués pendant l’année. Un des Olympiotes qui assurent ces leçons estivales, Manolis Balaskas, en explique ainsi les raisons :
Ils apprennent et le chant et à jouer des instruments parce que nous voulons transmettre nos us et coutumes aux jeunes générations. Qu’ils apprennent à chanter, qu’ils perpétuent notre culture et plus généralement nos coutumes. Que les enfants les apprennent et qu’à leur tour ils les transmettent aux générations suivantes[6].
Dans les distiques improvisés, les hommes rappellent régulièrement l’importance de ces coutumes et de l’implication des jeunes générations auxquelles il est primordial de transmettre l’art de l’improvisation, mais aussi le chant, la danse et le jeu des instruments de musique, éléments indispensables au respect des coutumes du village :
I neolaía ta agapá kai the na ta tiroúsi
Ta éthima tou tópou mas pou paróloi na zoúsi
La jeunesse les aime et elle veut les respecter
Les coutumes de notre contrée que tous vivent ensemble (Pâques, avril 2014)
Ta niáta na proséxousi mi páei katapési
Ta éthima na ta vastá pánta sti próti thési
Que la jeunesse fasse attention qu’elle[7] ne s’effondre pas
Qu’ils portent les coutumes toujours à la première place (Pâques, avril 2014)
Ta éthima tou tópou mas óloi ta agapoúsi
Kai chaíromai pou oi néoi mas sostá skaliá patoúsi
Les coutumes de chez nous, ils les aiment tous
Et je me réjouis que nos jeunes gravissent les bons échelons (Pâques, avril 2015)
Eínai paliá parádosi ki óloi mas ti chrostoúme
Ta éthima tou tópou mas psilá na ta vastoúme
C’est une tradition ancienne et tous, nous lui devons
De placer haut les coutumes de notre village (Pâques, avril 2015)
Ces quelques exemples rappellent également l’idée de « devoir » des villageois envers les coutumes car elles sont en quelque sorte un don qui leur a été accordé et qu’elles sont au cœur de l’identité olympiote. Ces coutumes traversent le temps et les anciens comptent sur les plus jeunes pour continuer à les faire vivre et préserver ainsi la cohésion sociale des Olympiotes, même s’ils sont dispersés dans le monde.
Une autre activité intéressante à mentionner est la partie éditoriale de ces associations, qui permet la transmission de la culture à travers la mise en mémoire. La publication de journaux, de livres, mais également de disques ou DVD à partir de récits ou de sources créés par les Olympiotes maintient le lien social et culturel de la communauté. D’une part, les journaux La voix d’Olympos et Olympos, diffusés à la fois en version papier et en version électronique, permettent de diffuser toutes les informations relatives à la communauté : les différentes activités menées par les associations, des informations pratiques concernant la vie quotidienne du village, des rubriques de la vie sociale mentionnant les naissances, baptêmes, mariages ou décès, ainsi que des articles relatant des histoires ou anecdotes anciennes concernant la vie du village autrefois. D’autre part, la publication des enregistrements audio ou vidéo amateurs réalisés par des Olympiotes au cours de gléntia permet d’assurer un travail de diffusion du patrimoine auprès de la communauté et de constituer des archives. L’association du Pirée a ainsi édité plusieurs CD dont certains ont été offerts aux familles olympiotes à l’occasion du nouvel an.
L’utilisation des moyens techniques modernes
Dans un second temps, la valorisation et la transmission de ce patrimoine immatériel sont facilitées par l’utilisation des nouvelles technologies. Il faut souligner ici le rôle prépondérant dans ce domaine des radios locales, dédiées à la culture d’Olympos. La première, Radio Olympos, créée en 1988, assure notamment une émission participative journalière au cours de laquelle l’animateur, Giannis Prearis, diffuse des extraits musicaux relevant de la culture olympiote, mais également des messages ou appels reçus de la part des Olympiotes du monde entier. La seconde, Radiotsambouno, créée plus récemment en 2014, a pour but de promouvoir la musique d’Olympos, qu’elle diffuse 24h sur 24 par le biais d’internet.
Les morceaux diffusés sont issus d’archives numériques constituées grâce au recensement de tous les enregistrements disponibles, qu’il s’agisse de disques publiés ou bien de captations privées d’amateurs, qui deviennent un « fragment de la mémoire collective » (de Kuyper, 1995, p. 13). En effet, « les souvenirs individuels, une fois accumulés, peuvent être convertis en une mémoire sociale et collective lorsqu’ils passent par l’intermédiaire de réseaux virtuels » (Clarke, citée dans Knifton, 2012, p. 52).
Il n’est pas étonnant de constater que les Olympiotes privilégient les captations sonores – qu’ils s’échangent souvent au moyen des réseaux sociaux de type Facebook ou WhatsApp, ainsi que des chaînes You Tube favorisant le direct –, et non les transcriptions écrites, afin de conserver une trace de leur improvisation poétique chantée sous forme de distiques de l’instant, lesquels sont par nature éphémères. En effet, « la préservation du patrimoine immatériel à travers le medium social et participatif du Web 2.0 offre actuellement un moyen de sauvegarder des pratiques de performance qui peuvent maintenir leur dynamisme et leur potentiel de variation[8] » (Pietrobruno, 2009, p. 244). Ainsi, la patrimonialisation du glénti en vue de sa conservation mémorielle peut se réaliser sans le figer dans une forme unique et statique, en tenant compte de son caractère performatif.
Conclusion
Au sein de la communauté olympiote, malgré le fait qu’elle soit dispersée à travers le monde, il existe une réelle volonté de sauvegarder et de valoriser la performance du glénti, ce patrimoine immatériel, mais vivant, qui permet à la fois de marquer l’appartenance à une identité culturelle villageoise et de garantir la cohésion sociale d’une communauté. Les Olympiotes se mobilisent donc pour ce qu’ils nomment leur tradition, laquelle est vivante et s’inscrit dans un processus dynamique. Le terme de tradition est compris ici dans le sens que lui donne Bernard Lortat-Jacob lorsqu’il écrit que « pour pouvoir être dénommée comme telle, une tradition se (re)construit chaque jour ; elle est donc fondamentalement active et, productrice de sens, elle mobilise ses acteurs » (1999, p. 165).
De plus, la performance du glénti permet de définir à chaque fois les liens entre l’individuel et le collectif au sein de la communauté, et elle sert de lien, au fil du temps, entre le passé et le présent, afin de préparer l’avenir. Cette préparation de l’avenir est perçue comme une réponse à l’angoisse de la disparition de ce patrimoine qu’est le glénti puisque celui-ci est intrinsèquement lié au concept identitaire d’« être un Olympiote ». Cela peut être confirmé par le fait que « l’objet patrimonial qu’il faut conserver, restaurer ou “valoriser” est toujours décrit comme un marqueur de l’identité d’un groupe » (Candau, 1998, p. 156).
Par ailleurs, à travers l’inscription au patrimoine culturel immatériel de la Grèce et la multiplication de la constitution d’archives sonores et visuelles, l’affirmation de cette identité patrimoniale peut être considérée avant tout comme une manière d’affirmer voire de réaffirmer que l’identité olympiote est attachée à un territoire qu’elle veut valoriser. Elle peut probablement être comprise aussi comme le moyen de résister et de préserver leur identité culturelle locale dans une période où le tourisme s’est développé massivement dans l’île, entraînant un afflux d’étrangers dans le village au moment des célébrations festives. Ces étrangers, selon la communauté olympiote, peuvent se montrer peu soucieux de respecter ce rituel du glénti. Les Olympiotes espèrent sans doute que cette inscription au patrimoine immatériel permettra une plus grande sensibilisation à l’importance de ce patrimoine, qui entraînera par conséquent son respect.
Dans son communiqué annonçant l’inscription du glénti au patrimoine culturel immatériel de la Grèce, l’association des Olympiotes du Pirée écrit que « le glénti, pour nous les Olympiotes, est […] notre identité collective. […] Nous continuons et nous continuerons éternellement à transmettre le flambeau du rituel du glénti et des coutumes aux plus jeunes générations, exactement comme nous les avons reçus[9]. »
Références bibliographiques
Bartellini, F. (2002). Giannis et les autres, documentaire, Les Films du Village/Mezzo/ERT SA ET1.
Candau, J. (1998). Mémoire et identité. Paris : PUF.
Caraveli, A. (1985). The Symbolic Village: Community Born in Performance. The Journal of American Folklore, vol. 98 n°389, 259-286.
Charandeau, P. (2001). Langue, discours et identité culturelle. Ela. Etudes de linguistique appliquée, n°123-124, 341-348.
Charles-Dominique, L. (2013). La patrimonialisation des formes musicales et artistiques. Anthropologie d’une notion problématique. Ethnologies, vol. 35, n°1, 75-101.
De Kuyper, E. (1995). Aux origines du cinéma : le film de famille. In : Odin, R. (dir.), Le film de famille. Usage privé, usage public. Paris : Méridiens Klincksick, 11-26.
Derèze G. (2005), De la culture populaire au patrimoine immatériel. Hermès, La Revue, n°42, 47‑53.
Kapchan, D. (1995). Performance. The Journal of American Folklore, vol. 108, n°430, 479-508.
Knifton, R. (2012). La musique, la mémoire et l’objet absent dans les archives numériques. Questions de communication, vol. 22, « Patrimonialiser les musiques populaires et actuelles », 45-56.
https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/6822.
Lortat-Jacob, B. (1999). Derrière la scène : le point de vue de l’ethnologue. Internationale de l’imaginaire, n°11, 156-171.
Parent, M.-Ch. (2010). La patrimonialisation et l’appropriation des traditions musicales : quelques exemples brésiliens. Les cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, vol. 11, n°1-2, 137-147.
Pietrobruno, S. (2009). Cultural Research and Intangible Heritage. Culture Ubound. Journal of Current Cultural Research, vol. 1, 227-247.
https://www.researchgate.net/publication/45183059_Cultural_Research_and_Intangible_Heritage.
Roda, J. (2016). Le patrimoine à la lumière de l’ethnomusicologie. Collaboration, implication et réflexivité. Cahiers d’ethnomusicologie, vol. 29, « Ethnomusicologie appliquée », 19-35.
https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2583.
Voyage from Olympos. 50 years in Baltimore/Οδοιπορικό από την Όλυμπο. 50 χρόνια στην Βαλτιμόρη (2003). Baltimore : Olympian Brotherhood of America.
[1] Toutes les transcriptions des mots grecs en caractères latins respectent la norme ISO 843 (1997).
[2] Les vers improvisés cités en exemple dans cet article ont été enregistrés, transcrits et traduits par l’autrice.
[3] « prépei na échei éna méros ópou na sygkentrónontai óloi oi Olympítes », propos extrait du documentaire Giannis et les autres de Francesca Bartellini, traduction de l’autrice.
[4] Le meraklís désigne un homme qui a une parfaite connaissance des codes du glenti, qui maîtrise l’improvisation poétique chantée et la danse et qui sait apprécier les festivités au cours desquelles sa présence valorise la fête.
[5] « Being an Olymbitis is a difficult art » a expliqué Giannis Sofillas à Anna Caraveli lors d’une rencontre à Baltimore.
[6] Extrait de l’entretien avec Manolis Balaskas réalisé en août 2014 par Dominique Bertou, réalisatrice et monteuse, traduction de l’autrice.
[7] Le chanteur parle ici du village d’Olympos dont le nom est féminin en grec.
[8] « The preservation of intangible heritage through the participatory and social medium of Web 2.0 currently offers a vehicle by which to safeguard performance pratices that can sustain their dynamism and potential for variation. »
[9] « To glénti gia emás oi Olympítes eínai [...] i syllogikí mas taftótita. [...] Emeís synechízoume kai tha synechíthoume aénaa na metalampadévoume tin teletourgía tou glentioú kai ta éthima mas ópos akrivós ta paralávame stis neóteres geniés. », traduction de l’autrice.