Actes n°3 / Patrimoine matériel et immatériel dans les Sociétés des Suds et des Orients

Prudentia. Sur la logique tactique soutenant les techniques d’escrime de Fiore dei Liberi

Gilles Martinez

Résumé

Qu’elles soient modernes ou anciennes, les pratiques de combat – à main nue comme armées – connaissent la coexistence de différents styles, propres à des maîtres ou à des écoles. Ce phénomène bien connu est à l’origine d’un débat fréquent quant à la supériorité des formes martiales les unes par rapport aux autres. Cependant, pour leur compréhension comme pour leur maîtrise, il est souvent plus intéressant d’observer les contextes, les cadres, les règles dans lesquels celles-ci ont été théorisées et pratiquées. En ce qui concerne les Arts Martiaux Historiques Européens (désormais AMHE), ces questions se doublent de celles des modalités de transmission et de la rupture qu’ont subi ces formes martiales: les différences constatées dans les sources proviennent-elles de pratiques réellement dissemblables, ou bien sont-elles dues à des conceptualisations différentes à l’écrit de gestes pourtant proches ou identiques dans leur exécution ?

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Prudentia. Sur la logique tactique soutenant les techniques d’escrime de Fiore dei Liberi…

Qu’elles soient modernes ou anciennes, les pratiques de combat – à main nue comme armées – connaissent la coexistence de différents styles, propres à des maîtres ou à des écoles. Ce phénomène bien connu est à l’origine d’un débat fréquent quant à la supériorité des formes martiales les unes par rapport aux autres. Cependant, pour leur compréhension comme pour leur maîtrise, il est souvent plus intéressant d’observer les contextes, les cadres, les règles dans lesquels celles-ci ont été théorisées et pratiquées. En ce qui concerne les Arts Martiaux Historiques Européens (désormais AMHE), ces questions se doublent de celles des modalités de transmission et de la rupture qu’ont subi ces formes martiales: les différences constatées dans les sources proviennent-elles de pratiques réellement dissemblables, ou bien sont-elles dues à des conceptualisations différentes à l’écrit de gestes pourtant proches ou identiques dans leur exécution ?

Cette délicate question ne peut recevoir de réponse qu’au cas par cas…

L’escrime à l’épée à deux mains attribuée au maître d’armes italien Fiore dei Liberi (v. 1350-v. 1420) apparaît dans cette configuration1. Un certain consensus – qu’il serait difficile de contester, il faut le reconnaître – reconnaît de véritables particularités à cette tradition par rapport à d’autres écoles médiévales. Pour autant, les manques et diverses imprécisions de l’œuvre nommée Fleur du combat (Fior di battaglia), liées essentiellement à son caractère précoce, eurent parfois pour conséquence de pousser les pratiquants « à combler les vides » au moyen d’autres sources historiques, celles-là même qu’on reconnaissait comme étrangères au style du maître frioulan ! Parmi les diverses traditions utilisées en secours – on devrait dire « en béquille » –, ce fut celle attribuée à Johannes Liechtenauer qui, du fait des nombreux témoignages parvenus jusqu’à nous, s’est retrouvée le plus souvent évoquée2. Cependant, la simple observation de quelques attitudes fondamentales contenues dans les œuvres respectives de Fiore dei Liberi et de Johannes Liechtenauer suffit à prouver que chaque système repose sur des bases différentes : par exemple, alors que la garde médiane du maître italien est résolument au centre du corps (posta breve), celle du germain se prend latéralement (pflug) ; de même, la garde haute pointe en avant s’élève beaucoup plus dans la tradition liechtenauerienne (ochs) que fioresque (posta di finestra) [Figure 1]. Ces exemples ne sont pas choisis au hasard. En recourant trop souvent aux gardes « allemandes », les pratiquants modernes de l’escrime de Fiore dei Liberi se placent eux-mêmes dans des situations où le reste du système ne peut pas fonctionner, tout simplement car il n’a pas été conçu pour le faire au moyen de ces attitudes. Ce faisant, ils altèrent encore un peu plus les gestuelles présentées dans l’œuvre. Que ce soit donc pour la phase escrimale ou la phase au corps à corps qui en découle, ils dévoient ainsi le style du maître italien de sa logique mécanique et tactique.

                                                               

Figure 1. Comparaison des gardes médianes et des gardes hautes pointe en avant entre le système de Fiore dei Liberi et celui de Johannes Liechtenauer[En haut :] Fior di battaglia, d’après Fiore dei Liberi. Italie du nord, 1390-1400 env.
Los Angeles, Getty Museum, ms. Ludwig XV 13, folios 26 r. c et 25 v. c [© Getty Museum].

                                                                           

[En bas :] « Codex Danzig », attribué à Peter von Danzig. Allemagne, 1452.
Rome, Biblioteca dell’Accademia Nazionale dei Lincei e Corsiniana, Cod.44.A.8, folio 1 v. [© Michael Chidester].

Le présent article a pour objet de faire le point sur certains éléments-clés intrinsèques à l’escrime à l’épée à deux mains de la tradition de Fiore dei Liberi. D’après nos observations et nos expérimentations, du respect de ces éléments découle une adéquation avec les propos et les visuels contenus dans la Fleur du combat, sans palliatif extérieur. Deux grands principes les rassemblent : la progression de pointe et le contrôle de la menace adverse. Avant d’exposer ceux-ci en détail, il convient de rappeler quelques données contextuelles sur la pratique de cette escrime, en particulier quant à la nature de l’arme employée.

Préalables contextuels : une escrime pour la vie, à l’arme réelle

L’escrime proposée par Fiore dei Liberi se place résolument dans le cadre du combat pour la vie. L’œuvre ne laisse aucun doute à ce sujet. Dès son prologue, lorsqu’il introduit la lutte, le maître rapporte que les jeux (zoghi) – c’est-à-dire les composés technico-tactiques qui structurent et transmettent le savoir contenu dans l’œuvre – se font per la vita3. Plus spécifiquement, l’épée est mentionnée comme l’arme du maître à l’occasion des combats menés – en secret et sans armure – pour le maintien de son honneur et de son intégrité physique4. Cette épée est donc une arme « réelle », affutée et acérée. En ce sens, la comparaison avec certaines formes d’escrimes historiques dévolues aux pratiques ludiques, et pour ce faire pratiquées au moyen de lames sécurisées de type federschwert, n’est guère pertinente. Malgré une certaine proximité typologique des armes, un aspect propre à l’arme réelle manque : l’accroche.

Ce phénomène se produit lorsque deux armes affutées entrent en contact sur leur tranchant. Cet aspect de l’escrime médiévale est souvent méconnu, ou encore sous-estimé. Pourtant, il se constate bien avec des reproductions modernes d’épées, et se trouve même accentué sur les modèles historiques [Figure 2]. La cause en revient à la qualité de l’acier médiéval, moins pur, généralement plus tendre et d’une répartition manquant d’homogénéité. De ce fait, lorsqu’une épée ancienne accroche son homologue opposée, son tranchant « mord » relativement loin dans la lame.


Figure 2. Trace d’impact d’une autre arme sur une épée du xive siècle
Épée. Origine inconnue, xive siècle.
Saint-Omer, Musée de l’Hôtel Sandelin, inv. 3078 [© auteur]

Dans la Fleur du combat, l’accroche est possiblement suggérée lors de la « croisée » (incrosada) des épées. Ce terme est souvent interprété comme un engagement, un simple contact entre les lames. Cependant, lorsque l’incrosada est mentionnée, les illustrations des jeux montrent systématiquement les pointes des armes ne menaçant pas les combattants5. Or, si cet aspect peut s’expliquer aisément pour la croisée basse, car l’un des protagonistes a « rabattu » (rebatuda6) l’épée adverse vers le sol, il est plus problématique pour une croisée haute. Pour arriver précisément dans cette situation et, par extension, pour placer les techniques associées de la façon figurée (c’est-à-dire depuis des pointes orientées vers le haut), la prise en considération de l’accroche apporte des alternatives à l’engagement volontaire au fer7. Lors de frappes plus ou moins simultanées, les épées « se mordent » mutuellement et, du fait de l’avancée d’au moins un des deux combattants, les pointes des lames accrochées tendent à s’élever [Figure 3].


Figure 3. La croisée à la pointe de l’épée : théorie et pratique
[À gauche :] Fior di battaglia, d’après Fiore dei Liberi. Italie du nord, 1390-1400 env.
Los Angeles, Getty Museum, ms. Ludwig XV 13, folio 27 r. b [© Getty Museum].
[À droite :] Extrait d’assaut au simulateur cranté reproduisant l’accroche des épées aiguisées, par les membres de l’Académie d’AMHE. Rochemaure, juillet 2019 [© auteur]

Cette interprétation met en lumière un nouvel aspect de l’escrime de Fiore dei Liberi. L’obtention d’une croisée haute, pointe à pointe (a punta de spada)8 ou milieu de lame à milieu de lame (a meza spada)9, est possible principalement dans le cas d’une action visant à insérer la pointe, soit une action de préparation. On touche là au premier principe évoqué : la progression de pointe…

Progression de pointe

En escrime, on désigne par « progression de pointe » la façon de faire évoluer l’épée dans un mouvement continu afin d’atteindre l’adversaire de la pointe de l’arme, les bras résolument tendus vers l’avant. Chez Fiore dei Liberi, cette dernière attitude est dénommée la « posture (ou garde) longue » (posta longa)10. Nombre de jeux se concluent effectivement ainsi. [Figure 4] Une rapide comparaison historique laisse voir que cette logique se retrouve moins pour l’escrime liechtenaurienne que, par exemple, pour la pratique de l’épée-bocle selon le ms. I.33, ou encore dans certaines formes de combat à la rapière, notamment la destreza11. En outre, elle constitue de nos jours le fondement de l’école française d’épée sportive12.


Figure 4. La posta longa et son utilisation en aboutissement de certains jeux
[À gauche :] Fior di battaglia, d’après Fiore dei Liberi. Italie du nord, 1390-1400 env.
Los Angeles, Getty Museum, ms. Ludwig XV 13, folios 26 r. a, 27 r. c, 27 v. b, 28 r. c [© Getty Museum]

Supériorité de l’estoc

La progression de pointe est donc corrélée à l’estoc. Le paragraphe de l’œuvre qui présente ce type de coup renseigne doublement quant à ses usages :

Avant toute chose, il faut relever que cet extrait se place dans le débat historique à propos de la supériorité de la taille sur l’estoc, ou inversement. Au tournant des xive et xve siècles, cette dispute n’est pas nouvelle. Déjà, à la fin de l’Antiquité, Végèce regrettait l’abandon du gladius, arme d’estoc, pour la spatha, arme de taille. C’est vers la fin du xiiie siècle que ce débat ressurgit en Occident, à la faveur de la redécouverte de l’auteur latin associée à la transformation de la forme des lames13. Fiore dei Liberi a choisi sa réponse : l’estoc est plus meurtrier que la taille. En ce sens, l’épée figurée dans l’œuvre – que les chercheurs reconnaissent comme une lame de type XVa [Figure 5] – présente des capacités de perforation manifestes.

 

Figure 5. Épée de type XVa et adéquation avec les représentations de l’œuvre[En haut :] Épée dite « du Lac Constance ». Allemagne, milieu du xive siècle.
Londres, Royal Armouries, inv. IX.1106 [© Royal Armouries].



[En bas :] Fior di battaglia, d’après Fiore dei Liberi. Italie du nord, 1390-1400 env.
Los Angeles, Getty Museum, ms. Ludwig XV 13, folio 26 r. a/b [© Getty Museum]

Dans les deux derniers vers, le maître italien indique de surcroit que l’estoc a la capacité d’empêcher l’exécution des coups de taille. De fait, pour une même allonge, l’estoc touche toujours un peu plus loin que la taille. Aussi, en se plaçant de manière à pouvoir délivrer un estoc bras tendus, le combattant fioriste cherche à gagner l’affrontement, dès la phase de préparation, par la maîtrise de la distance.

Typologie des estocs

Cette attitude convient quel que soit le type d’estoc utilisé. Fiore en donne cinq : deux supérieurs et deux inférieurs pour chaque côté, plus un central14. À notre sens, les estocs de dessus, non illustrés dans l’œuvre, ont trop souvent été vus comme le témoignage de l’utilisation des gardes « germaniques » nommées ochs, exécutées les bras relativement fléchis. Or, en plus de l’absence d’un témoignage visuel clair et irréfutable, cette interprétation contrarie la logique de la garde « italienne » approchante (la posta di finestra), présentée comme une posture instable (instabile) [voir figure 1]. En outre, il faut observer que le paragraphe sur les estocs définit les cinq attitudes comme étant leurs « raisons » (rasone). Le sens de ce dernier terme est obscur. L’interprétation liechtenaurienne revient à y voir une provenance des coups (depuis le haut ou depuis le bas). Or, la trajectoire, par le milieu du corps (per mezo lo corpo), est décrite plus haut dans le texte. Aussi, il pourrait plutôt s’agir des zones où un estoc arrive. En excluant l’estoc central, ils auraient donc un lien avec les quatre lignes (ou, pour reprendre un concept liechtenaurien, avec les quatre ouvertures) qui seraient alors fermées. Ainsi, la logique de progression de pointe n’est pas nécessairement, les bras pouvant toujours évoluer vers l’avant.

Découlant de cet aspect, les coups présentés comme des tailles pourraient également s’achever en estoquant. C’est là la logique du jeu nommé « échange de pointe » (scambiar de punta)15 – lequel vise à intercepter l’estoc adverse pour le remplacer par le sien –, ceci même si le texte ne décrit pas spécifiquement les types d’attaque possibles (sans doute car tous le sont). Pour la technique en partie comparable du « rompre la pointe » (rompere de punta), le texte indique d’ailleurs que le joueur tentant l’estoc se voit « prendre le fendant » (piglia lo fendente), ce qui constituerait un nouvel exemple de coups destinés à s’achever en estoc16. L’indice le plus probant de cet usage se trouve toutefois contenu dans la présentation du coup médian (colpo mezano) donné du côté revers (riverso). Son texte précise que celui-ci doit aller « avec le faux tranchant » (cum lo falso taglio)17. Or, cette indication manque de sens pour une attaque directe, car cela amènerait souvent son exécutant à se découvrir, phénomène qui serait même accentué en tentant d’achever le geste dans une posta di finestra faite à l’image d’un zwerchau germanique. En revanche, l’usage du falso au revers sur la lame adverse conduit à une prise d’ascendant sur cette dernière, tout en maintenant une couverture. À nouveau, il y a là une action permettant un placement de la pointe, et constituant donc une préparation. De cette pratique découle le second principe-clé de l’escrime de Fiore dei Liberi : le contrôle du fer…

Contrôle de la menace adverse

Ce contrôle du fer trouve un écho plus large dans le système martial de Fiore dei Liberi à travers la maîtrise systématique de la menace averse. En effet, quelle que soit l’arme employée, le maître enseigne généralement de neutraliser d’abord le moyen d’agression de l’opposant, avant de s’occuper de celui-ci. Là encore, des comparaisons avec d’autres traditions martiales historiques sont possibles, notamment avec le ms. I.33 ou la destreza. En revanche, le rapprochement avec l’escrime sportive contemporaine n’est plus pertinent, car les règles de priorité ou de simultanéité ne permettent pas une expression de ce principe. Plus largement, la nature des simulateurs employés a ici une importance capitale pour l’expression de ce principe.

Placement de la lame

Il a été dit précédemment que d’armes aiguisées pouvait résulter un phénomène d’accroche, lequel se retrouverait – logiquement, il nous semble – lors des jeux faisant état de l’incrosada, en particulier pour les croisées hautes. Il faut maintenant préciser que ces jeux se placent comme les premiers de la partie sur l’épée à deux mains. À l’instar des autres armes de l’œuvre, cette position inaugurale témoigne de leur importance fondamentale pour le système du maître. Par extension, ils constitueraient un indice de la fréquence des accroches dans un combat à l’arme réelle, en particulier durant la phase préparatoire.

L’accroche ne finalise toutefois pas l’exécution d’une technique, mais n’en est qu’une étape : une fois les lames liées entre-elles, il convient de décrocher du fer à son avantage. Plus largement, elle n’est pas non plus systématique : à l’occasion de contact mutuel des plats des lames, quand le tranchant frappe un plat, ou bien lorsque les tranchants se retrouvent trop parallèles l’un de l’autre, les lames glissent et poursuivent leur progression, comme le feraient des modèles non-affutés. Pour se prémunir, et même tirer profit de ces situations, le maître use d’un principe mécanique : l’avantage de la position supérieure.

Ce principe veut que, lors de l’interaction des armes et à posture équivalente, la lame située au-dessus soit plus forte que celle en position inférieure. D’une certaine façon, les pratiquants de l’escrime liechtenaurienne connaissent ce concept, notamment par l’exécution des coups horizontaux (zwerchau et dérivés). En levant les bras au-dessus de la tête, ils tendent à empêcher la prise d’ascendant sur leur lame, tout en se positionnant fermement eux-mêmes. Dans les sources, ces actions font appels à la garde ochs, c’est-à-dire à une position avec les bras courts [voir Figure 1]. L’exécution tactique correcte implique en parallèle un raccourcissement de la distance, sans toutefois en venir au corps à corps : il s’agit là du krieg, le « cœur du combat ». C’est à travers cette distance que les Liechtenaueriens entrent dans des rapports de jeux de lame fort sur faible, ou vice-versa.

Or, comme il a été dit, cette garde et cette distance « intermédiaire » ne se retrouvent pas réellement chez Fiore dei Liberi, pas plus que ce type de croisées inégales. La prise d’ascendant sur la lame adverse doit donc maintenir une mesure plus importante. Cette dernière permet un travail sur le fer différent, mais pas inexistant.

En effet, Fiore n’ignore pas le sentiment du fer (le fameux fuelhen de l’escrime liechtenaurienne), même s’il ne l’a pas conceptualisé de la même manière que l’escrimeur germanique, ni – il faut l’avouer – avec la même précision. Son texte énonce bien que « l’art [de l’épée] est de tourner et de lier » (mia arte si è rotare e ligadure)18. Les croisées constituent les formes principales de ce sentiment du fer. Or, celles-ci sont toujours présentées, du moins initialement, sur des rapports d’interaction identiques. Pour assurer la prise d’ascendant, le placement du tranchant sur le plat de la lame adverse semble le procédé utilisé. Ce dernier fait appel à une autre mécanique escrimale : à rapport de force égal, le tranchant est plus fort que le plat, car l’un concentre l’énergie sur une faible surface, alors que l’autre la disperse. C’est donc en recherchant une position ascendante par le placement de la lame (et non par celui du corps), tout en privilégiant l’usage du tranchant sans changement de croisée que Fiore dei Liberi enseigne la maîtrise du fer adverse.

Gestion du centre

La bonne exécution de ces procédés est étroitement corrélée au placement du centre du corps. La posta longa – utilisée tant pour la progression de pointe que pour le contrôle de la menace adverse – possède, sous bien des aspects, une structure corporelle puissante, notamment parce que les bras peuvent être « verrouillés ». Mais cette attitude peut aussi se révéler plus faible au contact du fer, puisque le levier présenté y est important. Pour tirer avantage de cette position en limitant les risques, il faut donc agir lorsque l’adversaire a les bras tendus ou en train de se tendre, tout en se servant idéalement du temps d’extension de ses propres bras pour neutraliser le fer adverse. Afin de gagner la position supérieure, il convient alors d’orienter sensiblement sa pointe vers le côté de l’arme adverse. Immédiatement, les jambes réajustent la structure corporelle du combattant, action manifestée par « l’avancé hors de la route » (acressere fora di strada), probablement un petit pas glissé ouvrant. Pour l’ensemble de ces gestes, le combattant oriente son centre sur l’arme adverse et, ce faisant, ne menace plus tout à fait son adversaire. Le respect de la mesure est alors crucial afin d’empêcher son opposant d’entrer trop aisément au corps à corps le temps de la recréation de ligne.

Nombre de jeux se concluent, en effet, par un dernier déplacement. Quelques fois, il s’agit d’un éloignement, lequel est destiné à éliminer toute menace directe de l’épée adverse. Ce faisant, le fer est temporairement relâché pour permettre la frappe. En plus d’atteindre l’ennemi, cette dernière doit aussi prémunir d’une éventuelle réaction, selon l’idée maintes fois exprimée dans l’œuvre de « faire des couvertures » (fare de coverte)19. Le jeu surnommé « le coup du vilain » (lo colpo di vilano) illustre clairement ces attitudes [Figure 6].

Figure 6. Le « coup du vilain » : relâchement du fer et frappe finale
[À gauche :] Fior di battaglia, d’après Fiore dei Liberi. Italie du nord, 1390-1400 env.
Los Angeles, Getty Museum, ms. Ludwig XV 13, folio 28 r. a/b [© Getty Museum].

Toutefois, le plus souvent, le déplacement final est un rapprochement. Durant cette réduction de la mesure, la menace adverse reste alors contrôlée : soit le contact avec le fer est maintenu ; soit, si l’usage de sa propre épée n’est plus possible, un geste du corps s’y substitue (via une saisie de lame, un contrôle des bras, un écrasement de la lame adverse avec le pied…). L’échange de pointe constitue un exemple parlant de ces possibilités techniques et tactiques entre le « jeu large » (zogho largo) à distance d’épée et le « jeu court » (zogho stretto) au corps à corps [Figure 8]. Ces derniers doivent découler naturellement (!) du travail précédent ; mais, puisqu’ils font appel à des notions de lutte, ils sortent du présent propos qui se veut uniquement escrimal.


 

Figure 7. L’« échange de pointe » : contrôle du fer et entrée au corps à corps
[À gauche :] Fior di battaglia, d’après Fiore dei Liberi. Italie du nord, 1390-1400 env.
Los Angeles, Getty Museum, ms. Ludwig XV 13, folio 28 v. a/b [© Getty Museum]


Si cette courte analyse ne saurait bien évidement conclure sur l’art de l’épée à deux mains d’après Fiore dei Liberi, elle permet néanmoins d’en mettre (ou remettre) en évidence quelques aspects.

Le cadre d’un combat pour la vie n’est pas le moindre et explique la plupart d’entre eux. Les attitudes visant à faire progresser la pointe au maximum de l’allonge, tout en contrôlant systématiquement la menace adverse par l’épée ou par le corps sont engendrées par la nécessaire sauvegarde de l’intégrité physique face au danger d’une épée affutée et acérée. Le soin apporté à théoriser l’affrontement depuis les situations de croisée rend compte de l’importance vitale de l’étape préparatoire. La récurrence des mécaniques gestuelles tend à révéler des habitudes faites pour fonctionner en situation de stress. En somme, tout – de la manière de saisir l’épée et de se déplacer, jusqu’aux techniques de corps à corps et de finalisation – est conçu pour fonctionner en cohérence.

Si l’on devait résumer cette cohérence en n’exprimant qu’une seule notion, il nous semble que devrait primer celle de distance. Ici encore, le spectre du combat pour la vie se devine. À de nombreuses reprises, la gestion de la distance explique la forme particulière des jeux présentés dans l’œuvre. Cette dernière l’associe d’ailleurs à l’une des quatre qualités majeures du combattant : la prudence (prudentia ou avisamento). À travers la représentation d’un lynx, d’un compas ou la juxtaposition aux yeux, le segno schématise le lien entre la vertu Prudentia et le respect de la misura [Figure 8].

Figure 8. Prudentia
Florius de Arte luctandi, d’après Fiore dei Liberi. Italie ou France, 1410-1420 env.
Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 11269, folio 1 v. (détail) [© BnF].

L’escrime du maître italien possède donc bien une logique systémique. Celle-ci diffère de celle d’autres traditions martiales médiévales, en particulier de l’école liechtenaurienne à laquelle on la compare souvent. Les raisons de ces dissemblances techniques et tactiques peuvent être nombreuses. L’état du savoir des deux maîtres respectifs eut certainement un rôle. Le cadre de la pratique put également avoir une influence, une part importante des œuvres germaniques étant dévolues à l’escrime de salle. Tout ceci, sans même compter sur les disparités de mœurs et de coutumes entre peuples, comme en témoigne Pietro Monte à l’aube de la Renaissance20. Il faut admettre que certaines facettes des escrimes médiévales conserveront toujours leurs mystères…

Bibliographie

  • Bas, P.-H. (2015). Le combat à la fin du Moyen Âge et dans la première modernité : théories et pratiques. Thèse de doctorat sous la direction de M. Bertrand Schnerb, Université Lille 3 [dactyl.]
  • Chaize, P.-A. (2015). Les arts martiaux de l’Occident médiéval : comment s’écrit et se transmet un savoir gestuel à la fin du Moyen-Age. Thèse de doctorat sous la direction de M. Bruno Laurioux, Université Paris-Saclay [dactyl.]
  • Cognot, F. (éd.) (2006). Maîtres et techniques de combat à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance. Paris : A.E.D.E.H. ; Id. (éd.) (2011). Arts de combat. Théorie et pratique en Europe – xive-xxe siècle. Paris : A.E.D.E.H.
  • Cognot, F. (2013). L’armement médiéval. Les armes blanches dans les collections bourguignonnes, xe-xve siècles. Thèse de doctorat sous la direction de M. Paul Benoit, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne [dactyl.]
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  • Jaquet, D. (2012). L’art chevaleresque du combat. Le maniement des armes à travers les livres de combat (xive-xvie siècles), Neuchâtel, éditions Alphil-Presses universitaires suisses ; Id. (2017). Combattre au Moyen Âge. Une histoire des arts martiaux en Occident, xive-xvie. Paris : Éditions Archê. Mentionnons enfin les thèses de doctorat soutenues cette dernière décennie sur ce thème
  • Martinez, G. (2018). Des gestes pour combattre. Recherches et expérimentations sur le combat chevaleresque à l’époque féodale : l’exemple du Roman de Jaufré (Paris, BnF, ms. fr. 2164). Thèse de doctorat sous la direction de MM. Daniel Le Blévec et Martin Alvira Cabrer, Montpellier : Université Paul-Valéry Montpellier 3 [dactyl.].
  • Sydney Anglo (2000) (The Martial Arts of Renaissance Europe, New Haven et Londres : Yale University Press), citons également : Id. (2011). L’escrime, la danse et l’art de la guerre. Le livre et la représentation du mouvement. Paris : BnF

Notes

1 Sur l’œuvre de Fiore dei Liberi, voir notamment : Novati, F. (1902). « Flos duellatorum in armis, sine armis, equester, pedester ». Il Fior di Battaglia di Maestro Fiore dei Liberi da Premariacco. Bergamo : Istituto italiano d'arti grafiche ; Malipiero, M. (2006). Il Fior di battaglia di Fiore dei Liberi da Cividale. Il Codice Ludwig XV 13 del J. Paul Getty Museum. S. l. : Ribis. Martinez, G. (2012). « La Fleur des guerriers : métier des armes et art martial chez Fiore dei Liberi ». In : Jaquet, D. (dir.), L'art chevaleresque du combat…, 63-80 ; Baudet, E. (2013). Édition du Florius de arte luctandi, BNF lat. 11269. Mémoire de Master 2 sous la direction de Mme Joëlle Ducos, Université Paris IV Sorbonne [dactyl.].

2 Sur Johannes Liechtenauer et l’œuvre qui lui est attribuée, voir : Hils, H.-P. (1985). Meister Johann Liechtenauers Kunst des langen Schwertes. Francfort et New York : Peter Lang ; Chaize, P.-A. (2015), op. cit.

3 Malipiero, M. (2006). Il Fior di battaglia di Fiore dei Liberi da Cividale. Il Codice Ludwig XV 13 del J. Paul Getty Museum. Page 428, lignes 95-99

4 Id., p. 427, l. 50-53.

5 Folios 25 r. b et 25 v. a.

6 Malipiero, M. (2006) : p. 465-466, § 162-163.

7 Ce dernier n’est pas impossible en combat, mais suppose que les duellistes aient, en même temps, la même volonté de rechercher le fer adverse. Cela apparaît comme trop spécifique pour justifier la construction entière du système du maître sur ce principe.

8 Id., p. 463, § 150.

9 Id., p. 463, § 152.

10 Id., p. 460, § 141.

11 Sur le ms. I.33 : Cinato, F., Surprenant A. (2009). Le Livre de l’art du combat (Liber de arte dimicatoria). Édition critique du Royal Armouries MS. I.33. Paris : CNRS Éditions. Sur la destreza : Romagnan S. (2013). Destreza. Manuel d’escrime. s. l.

12 Thirioux, P. (1970). Escrime moderne. Paris : Éditions Amphora.

13 Richardot, P. (1998). Végèce et la culture militaire au Moyen Âge (ve-xve siècles). Paris : Économica, 117-119.

14 Malipiero, M. (2006) : p. 458, § 136.

15 Id., p. 465, § 160-161.

16 Id., p. 465-466, § 162.

17 Id., p. 459, § 135.

18 Id., p. 462, § 149.

19 Par exemple : id., p. 462, § 149.

20 Forgeng, J. L. (2018). Pietro Monte’s Collectanea. The Arms, Armour and Fighting Techniques of a Fifteenth-Century Soldier. Woodbridge : The Boydell Press.

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