Introduction : Bilingualité et procédés filmiques
« Dans la société libanaise, l'utilisation d'un mot étranger atténue la valeur du concept auquel il renvoie [...] Ainsi le mot pornographie est plus accepté que le mot arabe جنس [ĝins] (sexe) » (Kotob, 2007, en ligne). Dans cette perspective, nous prenons comme objet d’étude la langue parlée dans la société libanaise, utilisée sous plusieurs formes, dans la majorité des productions cinématographiques libanaises.
L’approche de Kotob relève exclusivement de la linguistique et de la sociologie. Certaines fonctions des « stratégies d’économie linguistique » qu’il propose nous semblent cependant pertinentes, pour analyser nos constats en ce qui concerne les films libanais postérieurs à la guerre civile. Nous envisageons une transposition de celles-ci aux motifs, thèmes et situations narratives de ce cinéma : complétant l’approche linguistique par une approche narratologique et esthétique. Il est possible dans cette entreprise de transposer « mots étrangers » et « mots arabes » par des éléments de l’image et du scénario, par exemple « lignes de dialogues en langue étrangère, ou libanaise », « acteur étranger ou libanais », « mise en scène importée, ou empruntée à l’étranger ». Procéder de cette manière nous permet de transposer des concepts sociolinguistiques de Kotob, notamment ceux de « bilingualité » et d’« atténuation », pour l’analyse de phénomènes récurrents dans la représentation de la sexualité au sein des films libanais.
Dans cette optique, nous approfondirons l’hypothèse d’une fonction « d’atténuation » semblable au sein des dialogues scénarisés. Nous chercherons aussi à mettre en évidence la manière dont cette fonction d’atténuation rendra acceptables des scènes de sexe, de nudité, ou de dialogues en rapport avec le sexe, auprès des publics libanais et arabes et du bureau de censure de la sécurité générale. Nous verrons en ce sens comment des usages différents du dialecte libanais, dans ses trois formes parlées localement et dans ses accents typiques, modifient le sens des dialogues du film, leur réception et aussi la perception de ses personnages. Ces caractéristiques habituellement révélatrices de l’identité du personnage (appartenance à telle classe sociale et/ou milieu communautaire[1]), joueront dans ces cas particuliers une fonction d’atténuation du propos que ces personnages tiennent, ou du rôle qu’ils représentent.
En poursuivant avec cette même démarche, nous pourrons constater que les dispositifs de mise en scène témoignent d'une même logique d'imports. Notre analyse servira à mieux comprendre les raisons de l’intégration de personnages (et/ou acteurs) étrangers au sein de situations narratives locales. Ces derniers semblent aussi assurer une fonction d’atténuation des thèmes sexuels que leur rôle incarne. Nous analyserons ainsi les emprunts de dispositifs de mise en scène importés de productions étrangères. L’importation de ces scènes, et des personnages participent à rendre le sexe « acceptable » pour les spectateurs locaux et arabophones, qui seront ainsi moins renvoyés à leur quotidien, lors du visionnage des films dont il est question.
Nous présenterons dans un premier temps l’état actuel des dialectes en usage au Liban, au quotidien et dans l’art du spectacle. Notre deuxième partie se focalisera sur l’usage d’un bilinguisme « fonctionnel » atténuant les propos sexuels dans les films libanais. La troisième partie tentera de démontrer les fonctions atténuantes des emprunts de dispositifs de mise en scène des succès commerciaux étrangers, et finalement nous consacrerons notre dernière partie à l’analyse de la fonction atténuante des intégrations de personnages et acteurs étrangers dans les situations narratives de films locaux.
Choix du corpus
Notre analyse de l’usage de la bilingualité concerne les thématiques sexuelles au sein du cinéma libanais postérieur à la guerre civile (1989). Pour illustrer notre hypothèse qu’une transposition d’une bilingualité « fonctionnelle » s’opère aussi bien au niveau de la caractérisation des personnages que dans les formes et les dispositifs de mise en scène, nous analyserons certains films clés.
Certains films mettent en scène des protagonistes libanais au statut sexuel assumé, tandis que d’autres dénient absolument tout statut sexuel aux personnages identifiés comme libanais[2]. Nous entendons par « statut sexuel » la manière dont le personnage est « sexualisé », par son activité sexuelle, l'ensemble des propos sexuels qu’il tient ou qu’on tient à propos de lui, ainsi que par les symboles sexuels qui lui sont directement et indirectement associés.
Nous constaterons tout d’abord, une récurrence au niveau de la représentation de sujets « moralisant » dans les films commerciaux précédant la fin de la guerre civile. Les deux films : Les chattes de la rue Hamra (Quṭat šâri˓ al-ḥamrâ) de Samir el Ghossayni (1972) et La dame aux lunes noires (Sayyidat al-aqmâr al-sawdâ’) de Samir el Khoury (1971), sortis au début des années 1970, nous permettront de comprendre ce processus à l’image de leur représentations manichéennes des influences étrangères sur la sexualité des Libanais. Le cinéma libanais actuel héritera de cette idée en lui ajoutant d’autres éléments de contextualisation. Ensuite, deux films du cinéma libanais post-guerre civile seront approfondis. Le premier, Beirut intersections (Qussit thawâni) de Lara Saba (2012), est choisi pour la richesse de l’usage des trois langues au sein des dialogues, et pour ce qu’elles révèlent des personnages qui les emploient, ainsi que sur les intentions de l’auteur et son message à l’attention du spectateur. Ce film permet de questionner l’héritage des processus moralisateurs des films susmentionnés en conséquence d’imports de dispositifs de mise en scène. Pour illustrer l’usage des personnages étrangers qui jouent le rôle d’atténuations du propos sexuel par le biais de leur nationalité, Et Maintenant on va où (W halla’ la-wayn) ? de Nadine Labaki (2011), nous servira de modèle. Nadine Labaki s’est forgé une place solide parmi les réalisateurs représentant leur pays à l’étranger, notamment grâce au succès international de ses films primés par divers festivals. Ses films sont pourtant sujets de polémiques locales, dénonçant souvent un phénomène de « néo-orientalisme[3] ». La représentation de la sexualité dans Maintenant on va où (W halla’ la-wayn) semble répondre à la question de l’importation d’acteurs et personnages étrangers atténuants les propos sexuels tenus. Nous mentionnerons des exemples provenant des films Very Big Shot (Fîlm Ktîr Kbîr) de Mir Jean Bou Chaaya (2015), de Falafel de Michel Kammoun (2006), Lila dit ça de Ziad Doueiri (2005), de Yanoosak d’Elie Khalifé (2010) et d’Un Homme Perdu (Rajul ḍâ’i˓) de Danielle Arbid (2007) pour exemplifier d’autres usages diversifiés des rôles et acteurs étrangers.
L’état actuel des dialectes libanais, dans la vie sociale et au cinéma
Kotob met en évidence plusieurs processus développés dans le dialecte libanais. Il souligne, entre autres, la prolifération des emprunts aux langues étrangères. Ces derniers ont une « fonction de simplification » et obéissent pertinemment à une « loi du moindre effort » (Martinet, 1991 : 177)[4]. Cette capacité à adapter la langue, dont font preuve les Libanais, grâce à leur trilinguisme, joue un rôle spécifique dans l’atténuation des valeurs de certains concepts. Par habitude, les Libanais tirent parti des langues auxquelles ils ont accès pour nuancer leur discours. Ils cherchent aussi à minimiser l’« effort » dépensé à formuler des nuances de gravité, pour désigner des mêmes signifiés, en empruntant des vocables étrangers.
Il est primordial d’en venir aux analyses concrètes. Notons que les dialectes parlés au quotidien dans la société libanaise diffèrent beaucoup de l’arabe littéraire. Ce dernier est souvent utilisé pour les journaux télévisés, les documents officiels, la recherche scientifique et les doublages audio de certaines séries télévisées destinées à la distribution dans le monde arabe. De nombreuses recherches ont mis en évidence l’origine métissée des dialectes libanais, les considérant comme variations d’une langue vivante, indépendante de l’arabe littéraire, à laquelle viennent s’ajouter des vocables français et anglais. Selon ces théories, le libanais parlé en société aujourd’hui résulte d’un processus continu d’intégrations, d’appropriations et d’influences provenant des multiples occupations et colonisations successives que la région, où se situe géographiquement[5] le pays, connaît depuis bien avant la naissance du Liban tel qu’il est reconnu aujourd’hui. On identifie dans les vocables, la musicalité, la grammaire et les sonorités des langues sémitiques, entre autres, le phénicien, levantin, syriaque, etc.[6].
Les expressions et mots du dialecte libanais varient aussi en fonction des générations, classes sociales, régions et communautés actuelles. Ces vocables héritent des influences médiatiques, confessionnelles et géographiques différentes. Le français étant considéré comme la deuxième langue officielle du pays depuis le mandat français qui prit fin en 1943, le programme scolaire officiel libanais comporte toujours l’enseignement du français, à la même enseigne que l’arabe littéraire (qui lui fut popularisé durant l’occupation ottomane[7]). Par ailleurs, la langue anglaise accroit sa popularité avec l’intégration du dollar comme deuxième monnaie officielle et la révolution technologique favorisant l’informatique dans les secteurs de l’administration, du divertissement[8], de la finance et de l’enseignement. De nombreuses écoles privées anglophones proposent aux étudiants un programme d’enseignement qui substitue le français par l’anglais[9] ; La parler quotidien allie les langues différentes sans que les interlocuteurs ne trouvent cela choquant. Un dialogue décontracté entre deux Libanais à la capitale pourrait utiliser de façon spontanée au cours d’une même phrase : des mots anglais pour le domaine technologique, des termes français pour des notions académiques et des termes arabes pour des notions politiques (par exemple), tout en utilisant la grammaire et conjugaison libanaises pour lier ces syntagmes de langues différentes.
Les influences culturelles se révèlent tout de même au travers des langues privilégiées par chaque public, de leurs accents et de la manière d’user des expressions empruntées. Une personne sera reconnue comme cultivée ou orgueilleuse, voire riche lorsqu’elle manie bien l’anglais ou le français. Un chrétien maronite de la capitale sera reconnu pour son penchant à utiliser le français, tandis qu’un musulman chiite du sud serait plus à l’aise avec l’anglais. Les particularités des usages de ces dialectes constituent pour nous, dans le domaine du cinéma, des indices pertinents pour analyser les personnages locaux représentés, pour pouvoir les assigner. Nous pourrons par la suite identifier non seulement des postures d’auteur, des intentions de production, mais aussi des informations sur le (ou les) public(s) cible (s).
Le « Libanais Blanc »
Cet état de fait offre un terrain très fertile quand il s’agit de la conception des personnages : leur usage de la langue étant donc un moyen de les caractériser de manière subtile. C’est sans doute pour cette raison que la majorité des productions télévisuelles et cinéma grand public au Liban utilisent à contrario ce qu’on appelle le « libanais blanc »[10]. Ce dialecte est dépourvu de tout mot, expression ou prononciation qui connoteraient quelque provenance géographique ou communautaire. Le libanais blanc permet de s’adresser à toutes les communautés libanaises confondues et d’éviter des polémiques sensibles, religieuses ou politiques. Il permet de réaliser des films libanais plus neutres et « impartiaux » au niveau de la représentation des Libanais. Bien que ce dispositif permette d’uniformiser le phrasé de l’ensemble des productions du pays, son emploi provoque un défaut d’authenticité. L’usage du « Libanais Blanc » reste un choix sûr, fait par la majorité des productions qui s’adressent au grand public.
Caractérisations typiques avec l’usage des dialectes différents
Nombreux cinéastes post-guerre civile ont cependant fait le choix d’étoffer leurs personnages d’expressions typiques de régions particulières, offrant un niveau de lecture additionnel de leurs personnages. Ce choix symbolise souvent une liberté de représentation avec volonté d’authenticité, qui s’émancipent des contraintes reconnues au format industriel des produits audiovisuels locaux. C’est par exemple le cas du personnage de la voisine du protagoniste dans West Beyrouth (Bayrût al- ġarbiya)[11], jouée à la limite de la caricature par la comédienne Liliane Nemri. Son personnage sera aisément assigné à des origines du sud du Liban, en raison de son phrasé et des expressions familières qu’elle emploie. Le réalisateur Ziad Doueiri avait fait preuve de courage en 1998, en représentant et nommant les différentes communautés auxquelles appartiennent les personnages de son film. Ce choix est d’autant plus courageux, sachant que ces personnages seront confrontés au cours de leur périple à des situations politiques et sexuelles pouvant causer des polémiques auprès d’un public fraichement sorti d’un conflit civil. Le film de Doueiry en 1998 ne promulgue cependant pas de discours politique.
D’autres cinéastes présentent des personnages comme appartenant expressément à une communauté, ou région particulière, pour communiquer leurs engagements politiques ou affiliations communautaires. Par exemple, bien que tous deux promulguent un discours politique engagé en réaction aux occupations étrangères récentes, il est notoire que les personnages du film Le territoire de Rose (ḫellat Wardi)[12] de Adel Serhan (2011) ont peu de caractéristiques communes avec la jeunesse beyrouthine révoltée que dépeint le film Rue Huvelin[13] de Mounir Masri (2011). Les protagonistes du premier sont dotés d’un accent rural typique du sud du Liban et d’un vocabulaire montagnard issu de pratiques religieuses et agriculturales traditionnelles, ceux du deuxième ont plutôt intégré à leur phrasé des accents toniques et prononciations francophones reconnues des chrétiens du quartier d’Achrafieh.
Héritage moralisateur du cinéma commercial libanais avant la fin de la guerre civile
Au-delà de la « bilingualité » au service de la caractérisation des personnages, se trouve une « bilingualité » à but moralisateur. Les personnages qui adoptent des attitudes et des idéaux « importés[14] » sont ainsi souvent « punis » alors que sont récompensés ceux qui renouent avec les traditions locales et s’y conforment. Bien que cette tendance soit récurrente dans le cinéma commercial contemporain, ce modèle existe dans le cinéma libanais commercial datant d’avant la fin de la guerre civile. Voici deux exemples de ce processus moralisateur :
Samir Ghossayni, un des réalisateurs le plus actifs de l’histoire du cinéma libanais jusqu’à nos jours[15], sort en 1972 son premier long-métrage de fiction, supposément commercial et grand public. Ce film porte cependant un titre à forte connotation sexuelle : Les Chattes de la rue Hamra (Quṭat šâri˓ al- ḥamrâ)[16]. Á part signifier la femelle du chat le terme « Qiṭat» (féminin pluriel de chat) semble ici désigner les personnages féminins du récit, mettant en avant leur caractérisation sexualisée en référence à « Quṭ» (au masculin dans l’arabe littéraire, chat) qui dans le registre argotique libanais désigne le sexe de la femme (comme en français et en anglais d’ailleurs : chatte, pussy). Ce film représente de manière subversive l’aspiration d’une jeunesse beyrouthine tiraillée entre une vie occidentale considérée dépravée ou décadente et une vie orientale traditionnelle salvatrice. À l’occasion de son entrevue avec le Centre Interarabe du Cinéma et de la Télévision en mars 1971, Samir Ghossayni présente son film comme une leçon de morale universelle. Celui-ci dans son traitement est cependant moins explicitement moralisateur. « Le quartier Hamra est un centre touristique, où l’on trouve une faune de jeunes libanais et arabes qui vivent sur des idées importées. Ces jeunes ont une fausse idée de la liberté […] une jeunesse en quête de plaisirs faciles ; »[17] Ses propos expriment un souci de représenter authentiquement le quotidien beyrouthin, cependant El-Horr, d’un avis opposé, soulignera que le traitement figuratif de ce film est « importé » : « Ce film sans relief est librement et caricaturalement inspiré d’Easy Rider (1969) de Dennis Hopper, auquel Samir Ghossayni emprunte des recettes […] plusieurs scènes soulignent le point de vue réprobateur du réalisateur : un groupe de jeunes danse dans une boite de nuit, drague, s’éclate à la moto dans Beyrouth […] le film est tourné avec des acteurs qui, pour la plupart, ne parlent pas l’arabe libanais. Ainsi on passe du libanais à l’égyptien et au syrien. »[18]. En effet, certaines scènes du film font écho dans leur découpage technique aux scènes iconiques du film de Dennis Hopper. D’autant plus que les personnages trouvent des alter egos aux protagonistes de ce dernier, Wyatt et Billy dans des caractérisations et des quêtes similaires. Ce dispositif de mise en scène permet au public libanais de se sentir dépaysé malgré les références spatio-temporelles réalistes du récit, et crée une distance par rapport à l’action. Cette distanciation permet à Ghossayni d’imposer un point de vue moralisateur, dénonçant les habitudes importées qu’il dépeint, et se protégeant d’être accusé de profiter des scènes sexuelles de son film dans un but commercial. En conséquence, son personnage principal féminin aux tendances libertines, se fait violer par un groupe de jeunes qui se revendiquent hippie[19] et finit par se suicider, rongée de remords.
Les contraintes morales grand public ont quand même été défiées par certains films érotiques d’exploitations au cours de la même période. Pionnier du genre, et de l’interdiction d’entrer en salles aux moins de 18 ans, La Dame aux Lunes Noires (Sayyidat al-aqmâr al-sawdâ’)[20] de Sami El Khoury défie toutes les attentes d’un cinéma aux mœurs émancipées dans le monde arabe. Ce film dresse le portrait de plusieurs femmes puissantes dont la protagoniste, Aida. Cette dernière, après une déception amoureuse et une séquence d’aveu de son traumatisme d’enfance (elle a été victime d’un viol incestueux), rejoint une secte de femmes, esclavagistes d’hommes au service de leurs plaisirs charnels. Aida adopte ce culte voué au plaisir féminin et multiplie les amants d’un soir. Cependant, une nuit, la pleine lune éveille en elle des traumatismes de son passé tumultueux sous forme de cauchemars et de visions, Aida se retrouve au bord de la folie. Elle revoit ses amants, son oncle et entend des sons d’animaux féroces dans le noir. Elle subit alors le même destin que la protagoniste du film précédent, elle finit par se suicider. Elle se donne la mort en se noyant dans la Méditerranée en suppliant « Dieu tout-puissant » de lui pardonner ses péchés et de la purifier. Bien qu’appartenant à un genre bien distinct que le film précédant, et s’adressant à un public ayant des attentes différentes, La Dame aux Lunes Noires (Sayyidat al-aqmâr al-sawdâ’) de Samir el Khoury emprunte finalement un processus moralisateur similaire au film précédent, employant les mêmes outils d’atténuation des propos sexuels et la punition du libertinage connoté comme attitude importée de l’étranger.
Bilinguismes et atténuation du propos sexuel
L’exemple de Beirut Intersections (Qussit thawâni)
Étudions à présent le cas de Beirut Intersections (Qussit thawâni)[21] pour appliquer notre hypothèse rapprochant les constats linguistiques de Kotob à notre analyse narratologique de l’atténuation du propos sexuel. Ce film montre les premiers pas de Nibal Arakji en tant que scénariste, et ceux de Lara Saba en tant que réalisatrice de cinéma de fiction. Le film aborde des thématiques sexuelles d’ordres divers : trafic d’enfants, relations conjugales, travailleurs du sexe, viols, sexisme ordinaire, relations sexuelles entre personnes issues de différentes classes sociales et autres tabous de la société libanaise.
Structuré comme un « film choral », Beirut Intersections (Qussit thawâni) fait évoluer les récits temporellement parallèles de trois couples de personnages de classes sociales différentes qui résident à la capitale du Liban. India et Malek, couple marié, riche, tente avec difficulté d’avoir un enfant et subissent des pressions sociales qui menacent l’équilibre de leur relation. Nour et sa grand-mère luttent contre un système administratif qui menace leur survie et entrave leurs tâches quotidiennes. Enfin, Zeina, prostituée miséreuse, propose son fils mineur à ses clients et noie son désespoir dans l’ivresse. Le film fera entrecroiser leurs destins à plusieurs reprises soulignant l’absence de communication et d’empathie entre les différentes classes sociales.
Le film s’ouvre sur le moment fatidique de l’« intersection » des différentes récits, et déplie ensuite les péripéties antérieures à ce moment et leurs conséquences. La narration s’inscrit dans une objectivité, autant dans le traitement scénaristique que dans le figuratif, mais cette objectivité s’estompe progressivement. D’une part, il y a « les intersections » entre les images représentant frontalement des sujets tabous universels, (du harcèlement de rue, du sexisme ordinaire et du trafic d’enfants). D’autre part, une posture plus subjective est décelée, en découvrant davantage les caractérisations des personnages. Le changement de ton nous paraît comparable à un processus d’autocensure. Les représentations de la sexualité s’assimilent à un outil de « pathos » universel au fur et à mesure que les personnages sont développés. Pour combler l’écart entre ces deux postures, l’autrice intègre un processus moralisateur qui nous rappelle celui décrit précédemment pour les films commerciaux avant la fin de la guerre civile. Dans un film perçu comme une fiction qui dénonce des dysfonctionnements de la société libanaise, une morale serait perçue comme une proposition de solution. De plus, l’ensemble des noms des personnages du récit sont méticuleusement choisis pour éviter qu’une éventuelle connotation confessionnelle leur soit attribuée. Les prénoms font donc partie du fond global des prénoms « génériques » d’usage au Liban et nous rappellent les personnages « politiquement corrects » des feuilletons télévisés locaux[22] : inappropriés au thème de ce film. Les dialogues sont écrits et joués en « libanais blanc », bien que le film n’appartienne exclusivement ni à une catégorie commerciale ni au grand public. L’usage des langues étrangères, comme nous le verrons dans la partie suivante, jouera une fonction atténuante des propos en relation avec la sexualité des personnages.
Les dialogues dans Beirut Intersections (Qussit thawâni)
D’une part, le couple India et Malek, nous est présenté comme marié et riche. Statut affiché par leur appartement, tenue vestimentaire, coiffures et accessoires, ainsi que par leurs dialogues qui relatent l’importance du travail de Malek et ses tentatives de dissuader India de travailler, car le couple n’a aucun besoin d’entrées financières additionnelles.
Ce statut social est aussi connoté dans l’usage des langues, notamment dans leurs conversations trilingues. Le couple se parle en libanais, anglais et français. Ceci démontre certes un niveau de culture supérieur aux autres personnages présentés au cours du film, (ceux qui ne parlent qu’en libanais) et s’avère un moyen d’atténuation convenu dans la représentation de leur sexualité. Rappelons au passage que cette dernière, est d’emblée plus acceptable pour le public puisqu’ils sont mariés et qu’ils essaient d’avoir un enfant.
Le spectateur découvre pour la première fois les personnages de Malek et India alors qu’ils sont au lit. Malek est torse nu. India est en sous-vêtements, son soutien-gorge rouge laisse apparaître un décolleté plongeant qui met en valeur le haut de sa poitrine. Au déclenchement du réveil matin, elle se recouvre, tournant le dos à Malek. Il s’adresse soudain à elle en anglais, ce qui laisse le spectateur croire qu’elle serait un personnage étranger anglophone. L’accent libanais de Malek, et l’emploi du terme affectif « ḥayâtî » (« ma vie ») trahit d’emblée le fait que le personnage est bilingue. Il utilise l’expression familière anglaise « sleepy head » (« tête endormie ») avec un naturel spontané démontrant son aisance à s’exprimer dans cette langue étrangère. India lui répond, cependant, en libanais. Leurs ébats amoureux reprennent dans la scène qui suit, sous la douche, et suivant le dialogue prononcé derrière la vitre embuée:
« India: shit, I hate you (« merde, je te déteste »)
Malek: I hate you too my love » (« je te déteste aussi mon amour. »)
Figure 1. Capture d’écran de Beirut Intersections (Qussit thawâni) de Lara Saba
Le personnage de Zeina, prostituée à plein temps (à domicile), quant à elle, emploie une langue dénuée de mots étrangers ou d’emprunts culturels. Aucun effet d’atténuation n’est ainsi utilisé. Au contraire, on en relève certains termes dont « Charmûṭa», (« pute ») « wâḥad ˓al sarî˓ » (« un coup vite fait »), qui appartiennent au registre vulgaire et argotique des expressions locales. Le même traitement linguistique sans atténuations est utilisé quand elle agresse son fils ou le propose à ses clients et même quand elle s’adresse à son propre amant. Cet emploi marqué du dialecte libanais argotique pour dépeindre la sexualité du personnage connote une dimension malsaine, souillée et vulgaire.
Le statut social et sexuel, du troisième personnage principal, Nour, est circonscrit entre deux modes de représentations distincts. Déclassée lors de la mort soudaine de ses parents, désargentée et sans support financier ou héritage, elle est contrainte de prendre en charge les dépenses du foyer et la garde de sa grand-mère infirme. Ses dialogues dévoilent sa capacité d’adaptation en fonction des personnes avec qui elle interagit. Avec son collègue Jad, à l’université, elle discute en trois langues, au bar elle s’adapte au discours de chaque client, avec sa voisine elle converse en libanais populaire, elle comprend le jargon scientifique du médecin à l’hôpital, finalement avec sa grand-mère elle communique par le toucher et le regard. Sa capacité d’adaptation s’avère être à double tranchant. Elle s’intègre partout mais n’appartient en définitive à aucun groupe.
Les dispositifs de mises en scène
La scène de lit où le spectateur découvre le couple India et Malek est bien éclairée, clairement détaillée, surchargée d’accessoires de décor blancs donnant l’impression de propreté, et suggérant éventuellement la pureté de leur lit conjugal. L’usage d’une grande profondeur de champs nette permet de suggérer que le couple n’a rien à cacher. La scène de la douche montre une tentative ultime de Malek pour dissuader India de se rendre au travail. Il l’invite à le rejoindre, avec un sourire espiègle et une attitude taquine.
Même légaux et légitimes, leurs rapports physiques sont pourtant également sujets d’atténuations au niveau du jeu d’acteur. Leurs interactions prennent une forme ludique, ce qui paraît incohérent avec leurs âges et leur statut conjugal dépeint plus tard dans le film. India et Malek exagèrent leurs intonations et expressions faciales. Ce jeu d’acteur exagéré trahit une infantilisation des personnages comme vecteur d’atténuation. Ceci permet d’alléger le ton lorsque les corps des deux personnages se rapprochent l’un de l’autre. Aussi ce jeu d’acteur semble intégrer des emprunts « importés » de dispositifs de mise en scène récurrents dans les « sitcoms » américaines des années 90. Le jeu d’acteur dans la sitcom Friends[23] serait un exemple pertinent où les scènes qui thématisent le sexuel comportent dans leur dispositif un jeu d’acteur caricatural ; des pauses en silence entre les phrases et des plan de coupes champs/contre champs pour montrer les réactions des autres personnages. La séquence d’ouverture de l’épisode pilote de cette « sitcom [24]» ne fait pas exception : Les dialogues tenus par les protagonistes de la série s’apparentent à des sujets intimes mais ces derniers les divulguent à voix haute dans un espace public. Les grimaces et tonalités vocales sont explicitement exagérées. La scène est bien éclairée et filmée avec une grande profondeur de champs. Le personnage de Chandler par exemple, raconte un de ses rêves à caractère sexuel l’ayant troublé récemment, dut à l’implication de sa mère dans une situation peu cohérente à la réalité. Il se réfère à son organe génital en termes distanciés « There » (là-bas) et dodeline de la tête en regardant vers l’horizon avant de le dire. La fin de ses aveux est suivie de plans de coupes démontrant les réactions de surprise de ses amis. Le dispositif de Beirut Intersections (Qussit thawâni) reprend les angles de prises de vue, le traitement de l’éclairage et les focales, et surtout le jeu d’acteur. Bien que peu cohérent avec le sujet des dialogues d’India et Malek, ce traitement ajoute une dimension « mignonne » aux personnages, comme celle accordée à Chandler par ses camarades Phoebe et Monica qui hochent la tête et sourient en silence, allégeant ses propos et rassurant le spectateur.
Les scènes consacrées à la présentation de la vie sexuelle des autres personnages du film, ne nous sont pas livrées selon ce même dispositif de mise en scène. Ceci provoque un déséquilibre au niveau du jeu des différents acteurs. L’atténuation est évitée par exemple dans le traitement figuratif du personnage de Zeina. Le dispositif de mise en scène de toutes les séquences la concernant, comporte un éclairage faible et contrasté. Les cadrages se font à distance du personnage avec des amorces visuelles, au premier plan, renforçant un effet de voyeurisme de la part du spectateur. Les courtes focales utilisées pour ces scènes « voyeuristes » sont souvent doublées d’une faible profondeur de champs qui permet au personnage de Zeina d’entrer et sortir des zones floues de l’image. Pour son apparence aussi, l’atténuation est évitée : les maquillages, coiffures et tenues vestimentaires de cette dernière sont exagérées pour souligner la saleté et provoquer le dégoût.
Le « statut sexuel » de Nour, n’est révélé que vers l’épilogue du film. Arrivée au summum de ses difficultés[25], elle se voit obligée d’assister aux fiançailles de sa meilleure amie dans une des boîtes les plus chères de Beyrouth. Sur place, elle accompagne Jad sur la piste de danse ou elle entame une danse sensuelle qui évolue crescendo vers un défoulement frénétique. Un plan de coupe l’isole soudain dans la nuit, alors qu’elle rentre à pied le long d’une ruelle vide. Repérée par le fils du milliardaire (qui a causé son licenciement) ce dernier l’accoste à la manière d’une travailleuse du sexe qui fait le trottoir, elle monte machinalement dans la voiture luxueuse. Le premier dialogue, sur un ton humoristique, est une négociation du prix du trajet. Mais rapidement, le statut de « client » se transfère d’un personnage à l’autre. Nour propose son prix, qui est égal à celui de son loyer en retard. Les premières approches du « client » sont perçues comme une agression, elle se débat, le repousse, exprimant peur et dégoût. Ce dernier s’excuse, confus, il s’adresse à elle soudain en anglais, ce qui constitue un rappel des scènes de lit et de douche entre Malek et India, « you’re so pretty […] you don’t have to do it » (« tu es tellement belle […] tu n’es pas obligée de le faire »). Résignée, elle se retire vers la banquette arrière, sortant du champ visible du spectateur. Elle laisse sa culotte enfantine, rose dentelle, glisser hors de sa mini-jupe, le long de ses jambes et se fait assister par son client pour la démêler d’entre ses talons aiguilles.
C’est le dernier plan du film qui représente Nour. Nous pouvons percevoir la disparition de ce personnage principal de la suite du film telle une mort symbolique, qui cependant demeurera sans deuil, puisqu’aucun détail ou allusion postérieure ne se formulera à son sujet.
Le dispositif de mise en scène à l’épreuve du scénario moralisateur
Une image de Nour, après son activité sexuelle manque au dénouement du récit. Son absence pousse le spectateur à spéculer sur le sort de cette protagoniste et sur le discours moralisateur que le film tient à son égard. Ce traitement scénaristique elliptique semble favoriser une répétition du discours que le film tenait à propos de Zeina, une antagoniste cette fois, qui partage désormais avec Nour un même « statut sexuel » : celui des professionnelles du sexe. L’activité sexuelle, justifiée par le besoin financier, que Nour est contrainte à exercer, sera un propos atténué pour le spectateur. Cette fois l’atténuation ne se fera pas de manière linguistique, ni via des emprunts de mise en scènes importées, mais se conformera à l’héritage des processus moralisateurs des films commerciaux que nous avons eu l’occasion de voir plus tôt.
Pour Nour, l’abandon de sa « chasteté » symbolise son suicide. L’atténuation se fait en la transformant, hors cadre, en un personnage vil et repoussant, offert à la merci du dégout du public : pareil au personnage de Zeina. L’interruption définitive de sa présence à l’écran s’assimile à la disparition d’Aida sous les vagues de la mer méditerranée dans La dame aux lunes noires (Sayyidat al-aqmâr al-sawdâ’) de Samir el Khoury.
Lara Saba et Nibal Arakji ne s’arrêtent pas là en ce qui concerne le sort de leurs personnages « sexualisés » et « qui adoptent des attitudes importées » : De son côté, après une chute violente, India fait le deuil de sa fausse couche et découvre qu’elle ne pourra plus avoir d’enfant, et Zeina perd définitivement son fils après la fugue de ce dernier. Les personnages sexualisés du scénario se retrouvent ainsi tous « punis » pour leurs modes de vies, soit localement tabous, soit inspirés de l’étranger.
Synthèse sur les usages bilingues au niveau du dialogue et de la mise en scène
Lorsqu’il est question de sujets sexuels dans un film qui adopte quand même le « libanais blanc » comme dialecte, le metteur en scène visera à atténuer les propos en utilisant des dialogues en langues étrangères. Au-delà, de cet usage « littéral » du bilinguisme au sens linguistique, d'autres moyens d'atténuations qui ressemblent à ce moyen-là, existent et sont mis à l’œuvre : notamment celui de l'import de dispositifs de mises en scènes. Le film, à l’instar de ses personnages, révèle alors son « bilinguisme » au sens métaphorique. Le moyen de produire cette fonction d'atténuation qui part de la langue et se transpose en logique d'emprunts de mises en scène, constitue un procédé d’« étrangéisation ». Pour ce que nous avons relevé précédemment, les personnages en question sont identifiés comme libanais, et notre usage du mot bilingualité s’est rapporté autant à l’usage des langues qu’aux importations visuelles. Outre les dialogues et les dispositifs de mise en scène, l'intégration de personnages étrangers (au risque de l'invraisemblance) attenue davantage le propos sexuel. C’est ce que nous verrons en détails dans la partie suivante.
De l’importation du langage et des formes à l’importation de l’acteur et du personnage
Les personnages étrangers, parlant (ou bien même ne parlant pas) dans leurs langues natives, sont récurrents dans les films libanais. Certains ne font que partie du paysage diégétique. Leur écriture se veut cependant réaliste ; nous pensons notamment au stéréotype des travailleuses du sexe dans les scènes de clubs. Dans Very Big Shot (Fîlm Ktîr Kbîr)[26] de Mir Jean Bou Chaaya où les prostituées sont les confidentes du personnage principal qui leur parle en anglais, ou même aux danseuses de la boîte de nuit huppée dans Falafel[27] de Michel Kammoun. Dans ce dernier film, Toufic, le personnage principal rejoint son ami à une soirée dansante organisée dans sa maison alors que ses parents sont absents. Sur place entre les rencontres incongrues que fait Toufic au cours de la soirée, son hôte lui présente des sœurs jumelles avec qui, le contexte qui permet d’interpréter, il envisage d’organiser un « plan à trois ». Ces dernières sont françaises et s’appellent respectivement Sophia et Lorraine : allusion évidente à l’actrice italienne Sofia Loren (prononciation identique et clin d’œil culturel renforçant la dimension gaguesque et ironique de la situation). Ce détail permet de doubler l’usage du français, comme atténuation linguistique, d’humour[28] rendant le propos sexuel sous-entendu d’autant plus léger.
Dans d’autres cas, ces personnages étrangers se voient attribuer un rôle de plus grande importance. Ils assument des rôles qui, bien que toujours cohérents vis-à-vis des stéréotypes attachés à leurs nationalités respectives dans l’imaginaire de la société libanaise, seraient encore difficiles à accepter s’ils étaient attribués à des Libanais. Ces rôles excessivement « sexualisés » sont donc assurés par des personnages dont l'aspect (pratique ou esthétique) provient d'un ajustement à cette fonction bien déterminée. Ils ont pour objet de s'adapter à cette fin particulière. Leurs nationalités ne sont en réalité pas essentielles au récit du film, du moment qu’ils ne soient pas Libanais. Par exemple, le protagoniste étranger (un allemand anglophone) du film Yanoosak[29] d’Elie Khalife semble conçus à partir d’une confrontation de points de vues sur la sexualité des femmes beyrouthines. Cet étranger se permet d’explorer cette dernière, les mœurs, habitudes et ambivalences culturelles qui s’y rapportent. Ses actions sont représentées de son point de vue, celui de l’étranger, afin de permettre au public masculin libanais de « refuser » l’identification. Le photographe français du film de Danielle Arbid Un homme perdu (Rajul ḍâ’i˓)[30] quant à lui, passe son temps au Liban à se défouler sexuellement dans des cabarets bon marché et mal famés. Inversement, dans son adaptation du roman de Chimo, Lila dit ça[31] le réalisateur Ziad Doueiri utilise pour le personnage principal français, Lila, une actrice d’origine libanaise. Elle représente la manière dont la communauté arabe conservatrice de la banlieue parisienne perçoit « l’émancipation » sexuelle européenne. La révélation finale du film, dévoile que le gang de banlieusards s’avère être constitué de violeurs et que Lila était une jeune fille vierge abusée par sa tante.
L’exemple de Et Maintenant On Va où ? (W halla’ la-wayn)
La réalisatrice libanaise Nadine Labaki se présente comme étant à la croisée de deux identités bien distinctes « Je me suis toujours posé des questions à propos de la femme libanaise, oscillant moi-même entre deux mondes, la culture occidentale moderne, qui nous offre l'image d'une femme émancipée, et l'univers oriental, lourd de traditions[32]. » Dans Et Maintenant On Va où ? (W halla’ la-wayn) [33] (2011) elle poussera davantage le but de l’incorporation du personnages étrangers.
Figure 2.Capture d’écran du film Et maintenant on va ou … ? (W halla’ la-wayn) de Nadine Labaki
Son film Et maintenant on va où ? (W halla’ la-wayn) évite de nommer le village dans lequel les actions se déroulent, ne le localise jamais géographiquement, et plus important encore, le mot « Liban » n’est jamais prononcé. La période pendant laquelle ont lieu les évènements n’est pas indiquée non plus. Ce parti pris donne une dimension de parabole au film, et évite le risque d’une contextualisation polémique. Malgré cela, les séquelles des conflits intercommunautaires que le pays connaît depuis sa naissance sont représentées. Les coutumes, festivités, décors, et costumes sont aussi typiquement libanaises. On se retrouve dans un film de femmes, ces dernières d’appartenances communautaires différentes, représentant plusieurs générations et parlant avec des accents variés. Le film renverse les rapports hiérarchiques en place. Des protagonistes de sexe féminin engagés à préserver la paix dans leur village accèdent au pouvoir, détrônant les représentants d’une société patriarcale et du pouvoir religieux. Ces femmes, assumant des dimensions érotiques et politiques, sont représentées pendant leur ascension au pouvoir, d’où l’importance d’intégrer un facteur d’atténuation au film qui assurera une réception spectatorielle locale favorable.
Au cours du récit apparaît la nécessité de dénoncer explicitement le fait que les hommes du village préfèrent assouvir leurs fantasmes sexuels plutôt que de défouler leurs pulsions violentes. Les femmes du village décident de satisfaire le besoin de ces hommes. C’est là que rentre en jeu le processus d’atténuation de l’importation du personnage étranger. On nous présente une troupe de strip-teaseuses de l’Europe de l’Est, en tournée au Liban. Les scénaristes intègrent des personnages de travailleuses du sexe étrangères pour avoir accès aux caractérisations stéréotypées admises à ces dernières. Le rôle des femmes du village est transposé à ces nouvelles venues. Il s’agit pour ce cas de la fonction de maintenir la « paix » au village. En conséquence, les valeurs revendiquées au niveau local se voient transposée à un personnage étranger, sans oublier que ce dernier s’accompagne déjà de tout un bagage culturel et représentationnel importé. Ce faisant, les protagonistes féminins du village conservent leur « chasteté » en déléguant leur « statut sexuel » à un groupe de professionnelles du sexe étrangères, au risque de l’invraisemblance. Ces rôles auraient pu être, théoriquement, attribués à des personnages libanais locaux, mais la réception d’un tel scénario est encore loin d’être acceptée localement. Elle requiert toujours l’intervention du personnage importé pour assurer les fonctions scénaristiques relatives aux thématiques d’ordre sexuel en introduisant une posture qui évite au spectateur de se sentir appelé à s'identifier[34].
Synthèse et conclusion
On aura pu constater combien dans les films libanais postérieurs à la guerre civile, la fonction d'atténuation évoquée par Kotob à propos de la "bilingualité" peut être transposée à des procédés cinématographiques atténuants des scènes dépeignant le sexe ou le thématisant.
Aussi, nous avons eu l’occasion, au cours de notre travail de recherche, de mettre en évidence les récurrences des processus moralisateurs manichéens et la redondance de leurs assimilations à des identités reconnues comme locales ou étrangères, dans le cinéma libanais précédant la fin de la guerre civile. Héritiers de ces classiques du cinéma commercial local, les films de la nouvelle génération, celle de l’après-guerre, empruntent des dispositifs de mise en scène importés des grands succès étrangers pour mieux faire passer des scènes dépeignant le sexe ou le thématisant auprès de leurs publics et de la critique. De plus, un moyen de distanciation efficace par rapport à ces sujets encore difficilement acceptés se révèle être l’usage des dialectes étrangers, comme Kotob l’a analysé dans son article, « euphémisent » la valeur conceptuelle des mots ou situations auxquels ils renvoient. Cette distanciation est aussi efficace dans le cinéma lorsque le personnage qui tient des paroles ou des actions d’ordre sexuel est étranger et/ou est joué par un acteur étranger. Ce processus permet d'éviter au spectateur libanais d'être la proie d'une identification trop rapprochée. Nous pourrions rassembler l’ensemble de ces procédés « d’étrangéisation » sous l’expression de « bilingualité filmique ».
Bibliographie
ARKADIUSZ, P. (2006). « Le nationalisme linguistique au Liban autour de Sa‘īd ‘Aql et l’idée de langue libanaise » Lebnaan, Arabica, 53 (4). P. 423–471.
EL-HAGE, A.M. (2015). « Dans les écoles libanaises, le français ou l’anglais ? ». l’Orient-le Jour en ligne]. Publié le 03.08.2015. Consulté le 01.04.2020 sur https://www.lorientlejour.com/article/937383/dans-les-ecoles-libanaises-le-francais-ou-langlais-.html
EL-HORR, D. (2016). Mélancolie libanaise: le cinéma après la guerre civile. Paris : L’Harmattan.
KOTOB, H. (2007). "Le nouvel ordre linguistique dans la société libanaise." Emprunts linguistiques, Empreintes culturelles. [Fabienne Baider]. Paris : L’Harmattan 87-99.
LSUP (Lebanese Syriac Union Party). Vidéo en ligne sur Facebook. [Consultée le 29/09/20]
MOUAWAD, W. (2012). Petite réflexion sur le néo-orientalisme. Le cas Nadine Labaki, Les Cahiers de l'Orient, vol. 106, no. 2, 99-104.
TALEB, N.-N. (2018). « No, Lebanese is not a “dialect of” Arabic », [en ligne] Medium.com. Publié le 02.01.2018. Consulté le 29.09.2020 sur https://medium.com/east-med-project-history-philology-and-genetics/no-lebanese-is-not-a-dialect-of-arabic-e95320c164c
VERLEYN, S. (2013). La phonologie diachronique de Martinet, et ses sources pragoises . Dossiers d’HEL, SHESL, 2013, Les structuralismes linguistiques : problèmes d’historiographie comparée, 3, pp.1-31. ffhal-01311991f
Annexe 1 : Corpus filmique
Beirut intersections (Qussit thawâni), Lara Saba, 2012.
Les Chattes de la rue Hamra (Quṭat šâri˓ al- ḥamrâ), Samir Ghossayni, Liban, 1972.
La Dame aux Lunes Noires (Sayyidat al-aqmâr al-sawdâ’), Samir el Khoury, Liban, Egypte, 1971.
Falafel, Michel Kammoun, Liban/ France, 2006.
Un Homme perdu (Rajul ḍâ’i˓), Danielle Arbid, Mk2 productions, France, Liban, 2007.
Lila dit ça, Ziad Doueiri, France, Royaume-Uni, 2005.
Et Maintenant on va où ? (W halla’ la-wayn), Nadine Labaki, France, Liban, Egypte, Italie, 2011.
Le Territoire de Rose (ḫellat Wardi), Adel Serhan, Beirut International Center Production, Liban, 2011.
Very Big Shot (Fîlm Ktîr Kbîr), Mir Jean Bou Chaaya, Kabreet Production, Liban/Qatar, 2015.
West Beyrouth (Bayrût al- ġarbiya), Ziad Doueiri, Liban, Belgique, France, Norvège, 1998.
Yanoosak, Elie Khalife et Alexandre Monier, Abbout Production, Liban, 2010.
Annexe 2 : Tableau de transcription des caractères arabes
[1] Et/ou religieux et/ou politique en ce qui concerne le Liban.
[2] Souvent joués par un acteur arabe et/ou libanais.
[3]« Je parlerais volontiers de néo-orientalisme. Alors que l’orientalisme consistait à représenter des populations autochtones selon un discours exotique par un artiste étranger, le néo-orientalisme consiste en grande partie à représenter des populations autochtones selon un discours exotique par un artiste autochtone soutenu et financé par l’étranger. Le néo-orientalisme est un pendant du néo-colonialisme dont il mime le mécanisme. ». (Mouawad, 2012). Petite réflexion sur le néo-orientalisme : Le cas Nadine Labak. Les Cahiers de l'Orient, 2(2), 99-104.
[4] « Martinet renvoie à Zipf (1949) en introduisant le concept de l’économie. Zipf a dégagé une antinomie tout à fait semblable, qu’il appelle principle of least effort: l’homme cherche, dans toute activité, à minimiser l’effort nécessaire à atteindre le but qu’il s’est fixé. Si l’effort fourni semble parfois excessif, il est pourtant toujours en raison de l’objectif visé. Cette “loi du moindre effort” semble aussi dominer la pratique langagière de l’homme: selon Martinet, il cherchera à minimiser l’“effort” dépensé à parler. » (Verleyn, 2013, p.18)
[5] Proche-Orient : le bassin levantin, partie orientale de la mer Méditerranée. Au bord de la côte maritime. Le Liban faisait jadis parti de la région historique du Moyen-Orient nommée « la Grande Syrie ».
[6] Plusieurs chercheurs, linguistes, philosophes, artistes et anthropologues ont formulé des théories semblables.
Là où les écrits de Said Akl voient le libanais comme une langue indépendante prenant naissance dans le phénicien :
ARKADIUSZ P. (2006) « Le nationalisme linguistique au Liban autour de Sa‘īd ‘Aql et l’idée de langue libanaise » Lebnaan, Arabica, 53 (4). P. 423–471
les recherches de l’association Lebanese Syriac Union Party (LSUP) soutiennent la thèse que le libanais n’est que l’évolution du syriaque.
LSUP (Lebanese Syriac Union Party). Vidéo en ligne sur Facebook. [Consultée le 29/09/20]
Nassim Nicholas Taleb dresse le tableau presque exhaustif de toutes les langues sémitiques et leurs ressemblances avec le libanais,
TALEB, N.N., « No, Lebanese is not a “dialect of” Arabic », en ligne sur la plateforme Medium. [Consulté le 29/09/20]
et plusieurs chercheurs indépendants, dont Père Georges Kamel (basé actuellement à Burj Hammoud), poursuivent des recherches non financées sur la grammaire du libanais et le fossé qui la sépare de l’arabe littéraire.
[7] Le Liban fut sous l'Empire ottoman de 1516 à 1918.
[8] Notamment avec la popularisation de l’internet dans les années 90.
[9] Je renvoie ceux qui s’intéressent à ce sujet en particulier vers cet article très détaillé (et toujours pertinent) du quotidien l’Orient-le Jour qui rapporte les propos des deux ambassadeurs de France, Patrice Paoli, et de Grande-Bretagne, Tom Fletcher :
el-Hage Anne-Marie, « Dans les écoles libanaises, le français ou l’anglais ? » l’Orient-le Jour,Liban, 3/8/2015. En Ligne : https://www.lorientlejour.com/article/937383/dans-les-ecoles-libanaises-le-francais-ou-langlais-.html [Consulté le 27/09/2020]
[10] Kotob fait partie d’ailleurs de l’équipe d’enseignants et théoriciens d’ateliers qui initient les acteurs, présentateurs et scénaristes au libanais blanc.
[11] West Beyrouth (Bayrût al- ġarbiya), Ziad Doueiri, Liban, Belgique, France, Norvège, 1998.
[12] Le territoire de Rose (ḫellat Wardi), Adel Serhan, Beirut International Center Production, Liban, 2011.
[13], Rue Huvelin, Mounir Masri, Safina Production, Liban, 2011.
[14] Terme employé par Dima el Horr dans sa description du film de Samir el Ghossayni,
Dima El-Horr « Mélancolie Libanaise : Le cinéma après la guerre civile », l’Harmattan, 2016.
[15] Plus de vingt longs métrages de fiction entre son premier film en 1972 et 1983.
[16] Les Chattes de la rue Hamra (Quṭat šâri˓ al- ḥamrâ), Samir Ghossayni, Liban, 1972.
[17] Samir Ghossayni, cité dans informations, Beyrouth : Centre Interarabe du cinéma et de la télévision, 5 mars 1971, numéro 90-91, p.6-7.
[18] Dima El-Horr Mélancolie Libanaise : Le cinéma après la guerre civile, l’Harmattan, 2016, p.57.
[19] Sous-entendu en conséquence de ses actes irresponsables et dépravés.
[20] La Dame aux Lunes Noires (Sayyidat al-aqmâr al-sawdâ’), Samir el Khoury, Liban, Egypte, 1971.
[21] Beirut intersections, (Qussit thawâni), Lara Saba, Liban, 2012.
[22] La vie quotidienne au Liban permet de reconnaître intuitivement les affiliations et connotations des prénoms et noms de familles d’usages. Ceux qui se retrouvent dans le fond commun des prénoms d’usages à toutes les communautés libanaises confondues dépourvus de possibilités de connotations comme : Samir, Rami, Rima, Zeina, Nasri, Badih, Malek, Noura, Maya, Maha(…) n’ont d’affiliation directe ni religieuse comme auraient ceux d’Elie, Georges, Mohammad, Mahmoud,(chrétiens et musulmans) ni communautaire : Maroun, Omar, Hussein, Nicolas, (respectivement : maronite, sunnite, chiite, orthodoxe) ni encore régionale comme le seraient par exemple les familles Tawk et les Keyrouz de Becharré, ni politique comme le désigneraient facilement les Jumblatt, Geagea, Gemayel, Berri, et finalement, ni traditionnelle comme les prénoms Louai, Yasser, Rayan et les noms d’Emirs comme Chehab, Maan ou Erslan (Etc.)
[23] Friends, David Crane, Marta Kauffman, USA (1994,2004) série qui a reçu un accueil très favorable des téléspectateurs libanais lors de sa diffusion sur les chaînes locales libanaises dans les années 90.
[24] De 00 :00 :48 :00 à 00 :03 :21 :00. (TC)
[25] Entre autre : le refus de son prêt bancaire, la coupure électrique due aux factures impayées, les appels de menace de la banque qui lui annoncent la récupération de sa maison, son épuisement physique et mental dû à son manque de sommeil et à son surmenage, son anxiété universitaire, la maladie de sa grand-mère, la perte de son travail pour avoir refusé violemment les avances du fils du milliardaire …
[26] Very Big Shot (Fîlm Ktîr Kbîr), Mir Jean Bou Chaaya, Kabreet Production, Liban/Qatar, 2015.
[27] Falafel, Michel Kammoun, Liban/ France, 2006.
[28] Cette scène ressemble plutôt au registre du gag puisqu’il n’est plus question de ces deux personnages dans la suite des péripéties du film.
[29] Yanoosak, Elie Khalife et Alexandre Monier, Abbout Production, Liban, 2010.
[30] Un homme perdu (Rajul ḍâ’i˓), Danielle Arbid, Mk2 productions, France, Liban, 2007.
[31] Lila dit ça, Ziad Doueiri, France, Royaume-Uni, 2005.
[32] Nadine Labaki citée dans Emmanuelle Frois, Le Figaro, 15 août 2007.
[33] Et maintenant on va ou … ? (W halla’ la-wayn) Nadine Labaki France, Liban, Egypte, Italie, 2011.
[34] Notons bien que si le film respectait strictement sa forme de parabole, ne spécifiant au cours de ce processus aucun lieu ni date, il n’aurait aucun avantage à révéler ces jeunes femmes comme étant ukrainiennes, tout comme les villageois d’ailleurs, ne révèlent jamais qu’ils sont libanais.