Introduction
Outil de maintien de l’hégémonie sociale[1], le journalisme un domaine qui connaît plusieurs changements (technologiques, stylistiques…) dans lequel toute innovation devient un enjeu. C’est à la fois un instrument pour les favorisés par le système social afin de garder l’ordre hégémonique, et aussi pour les dominés afin de déstabiliser cet ordre qu’ils estiment injuste. C’est le cas du journalisme électronique, apparu à la fin du xxe siècle, et devenu progressivement une sphère influente et par conséquent un espace d’enjeux dans le contexte des interactions sociales.
Les romans qui interpellent le journalisme mettent souvent la lumière sur ce type d’enjeux. Dans son roman Hot Maroc, l’écrivain marocain Yāsīn ʿAdnān décrit l’avènement du journalisme électronique dans le contexte marocain. Ce roman a la particularité de traiter les rôles que joue le journalisme électronique d’un point de vue sociétal et non pas à travers les coulisses du journalisme.
Publié en 2016, Hot Maroc est le premier roman de Yāsīn ʿAdnān (né en 1970), après la publication de plusieurs recueils de nouvelles. Notons que ʿAdnān est journaliste de profession, ainsi la dimension journalistique du roman s’appuie sur une expérience personnelle et une connaissance réelle du milieu. Bien que le journalisme soit un sujet majeur du roman, il n’apparaît que dans la deuxième partie du roman, ce qui permet de mettre en évidence l’avant et l’après apparition du journalisme électronique. La seule référence historique dans le texte est la mort du roi Hassan II (1999).
Le roman se structure en trois parties. La première, intitulée Le papillon en route vers l’abattoir (الفراشة في طريقها إلى المسلخ), est consacrée à la présentation des personnages et de leur milieu, à savoir la ville de Marrakech. Le roman tourne essentiellement autour du personnage principal Raḥāl, lui-même à l’intersection de tous les autres personnages du roman. La deuxième partie, L’écureuil entre dans la boîte bleue (السنجاب يدخل إلى العلبة الزرقاء) mentionne l’apparition du journal électronique Hot Maroc qui donne son nom au roman. Raḥāl y participe en faisant sur les articles des commentaires ironiques et manipulateurs. Il devient ainsi rapidement populaire, si bien que la police l’oblige alors à collaborer avec le journal, en écrivant des commentaires orientés en faveur du pouvoir. La troisième partie, qui a pour titre La comédie animalière (الكوميديا الحيوانية) propose une vue plus globale de la société en montrant les impacts des petites manipulations sur le cours des événements politiques, le fait retenu par l’auteur pour illustrer cette dénonciation est un épisode d’une campagne électorale. Le lecteur découvre plusieurs autres journaux électroniques gérés de la même façon que Hot Maroc, et comprend ainsi le rôle du journalisme électronique dans la manipulation de la population, et l’établissement d’un environnement de falsification dans le but de maintenir l’ordre hégémonique préétabli.
Le roman dénonce implicitement le rôle du journalisme numérique au Maroc devenu un espace de conflit et de controverse. Il montre les transformations qu’il a provoquées non seulement au niveau individuel, au travers du personnage de Raḥāl, mais aussi au niveau de la société toute entière. Notre analyse tentera de déterminer et dégager la composition d’éléments narratifs permettant à l’auteur de représenter subjectivement, selon sa propre perception, ces changements socio-culturels.
En admettant le roman comme une « transposition imaginaire »[2] d’une réalité sociale, hypothèse fondamentale de toute analyse sociocritique, nous envisagerons de décrire les effets engendrés par l’apparition du journalisme électronique sur l’ordre hégémonique. Nous dégagerons, ainsi, toutes les nuances de l’opinion de l’auteur sur le journalisme électronique au Maroc. Une fiction, lorsqu’elle interpelle un contexte social qu’elle décrit − ici la société marrakchie du début de notre siècle −, intériorise ses règles génératrices ; par conséquent, la simulation qu’elle produit de la réalité sociale pourrait être considérée comme une représentation révélatrice sur les thématiques abordées[3]. Ainsi, l’étude de la position du journalisme électronique par rapport aux autres éléments du texte (personnages, milieu, situations…) permet de dégager une lecture sur sa condition réelle.
Nous utiliserons dans ce travail plusieurs approches croisées : il semble pertinent en effet d’exploiter la théorie de la sociocritique puisque Hot Maroc se fonde clairement sur une société de référence facilement identifiable, celle de Marrakech contemporaine. Le social s’inscrit donc dans le texte, justifiant ainsi le choix de cette méthodologie (Dirkx, Goldmann), que nous nous proposons de croiser avec des éléments issus de la sociologie des réseaux sociaux (Castells). Enfin, il est essentiel de mobiliser aussi la sémiotique, qui permettra de mieux comprendre les enjeux narratifs, le développement du personnage principal (Greimas) et les procédés mis en œuvre par l’auteur pour représenter, selon ses propres conceptions et l’idéologie à laquelle il adhère, l’objet innovant qu’est le journalisme électronique.
Le personnage comme vecteur des changements
La première partie du roman est dédiée à la présentation de l’univers fictif, à travers le personnage de Raḥāl, lequel est en relation étroite avec tous les autres personnages du récit. Au début du roman, Raḥāl est étudiant en littérature arabe classique à l’université de Marrakech. Son évolution est l’épine dorsale du roman : c’est d’ailleurs à travers lui qu’est introduit, dans le roman, le thème de l’avènement du journalisme électronique.
Le portrait dégagé de la première partie du roman est assez négatif, puisqu’il est un individu banal, sans avis personnel, incapable d’exprimer une opinion propre. À cette médiocrité intellectuelle, s’ajoutent une paresse incommensurable et des difficultés relationnelles irréductibles. Enfin, Raḥāl est tellement lâche qu’il ne peut jamais affronter ses ennemis en face.
منذ طفولته ورحّال يحسّ بضعف شديد في بلورة أفكار أصلية خاصة به، ولو تعلّق الأمر بحالة الطقس، دائما ينتظر رأي الآخرين ثم يعلّق عليه
Depuis son enfance, Raḥāl ressentait une incapacité à formuler des idées authentiques, même pour parler du temps. Il attendait toujours l’avis des autres pour commenter.[4]
كان يريد فقط إنجاز بحث متوسط لولا أن حسنية ورّطته في هذا الموقف الذي سلّط عليهما الضوء
Il voulait seulement réaliser une étude moyenne mais Hasnia l’avait impliqué dans cette situation qui les mettait sous la lumière.[5]
لم يعرف له صديق في القسم ولا صاحب في المدرسة كلها
On ne lui connaissait ni camarade de classe ni ami dans toute l’école.[6]
كان رحال يفتك بخصومه وغرمائه في الحلم فقط
Raḥāl massacrait ses adversaires et ses ennemis seulement dans ses rêves.[7]
Pourtant, un trait de caractère, d’apparence anodine, va le distinguer et faire de lui un individu très particulier. Raḥāl est capable d’associer à chaque individu croisant son chemin l’image d’un animal, par lequel il caricature en soulevant un aspect particulier de son caractère. Il est donc, en quelque sorte, doté de rares aptitudes psychologiques, qui le rendent capable de déterminer le trait dominant de tout homme qu’il rencontre. Il est en outre doté d’une force ironique, allant jusqu’à la causticité et le sarcasme.
كان بسهولة يعثر لكل من يتحرّك أمامه من الآدميين على الحيوان الذي يقابله، وحين يتعرّف على الشخص ويستوعب منطق تفكيره وأسلوبه في الحجاج أو مزاجه في السخرية يتأكد من حكمه الأوّلي، وفي حالة الخطأ يعيد تكييفه باختيار حيوان آخر يكون في الغالب من نفس الفصيلة التي اهتدى إليها أوّل مرة
Il lui était facile de trouver l’animal qui correspondait à chaque être humain. Et quand il connaissait la personne et assimilait sa logique et sa façon d’argumenter ou son sens de l’ironie, il s’assurait de son premier jugement ; dans le cas contraire il le rectifiait en choisissant un nouvel animal, généralement de la même famille qu’il avait trouvée au début[8].
Enfin, son nom même renseigne sur un autre trait de son caractère : Raḥāl est un dérivé du mot Riḥla[9] (« voyage »), ce qui prépare implicitement le lecteur à suivre un certain déplacement du personnage. Ce ne sera cependant pas un mouvement dans le cadre spatial, puisque tout le roman se déroule à Marrakech. Mais le héros évolue rapidement dans les sphères sociales et c’est ce parcours politico-social que l’auteur invite, dans un contrat auctorial implicite, son lecteur à suivre.
Le début du roman, évoque une description générale de la société à Marrakech à la fin des années 90 à travers Raḥāl, qui évolue essentiellement cependant, dans le milieu universitaire. À travers les descriptions des personnages et des relations qu’ils entretiennent à l’université, l’auteur dénonce la prédétermination sociale, qui aboutit à ce que les étudiants issus des classes aisées soient promus à un avenir professionnel brillant, alors que les pauvres, comme Raḥāl, sont voués à rester dans une pauvreté aussi matérielle qu’intellectuelle. Les réactions du protagoniste sont exposées par l’auteur, oscillant entre mécontentement et incapacité à affronter la situation. Son seul moyen de se venger de cette condition sociale inférieure et de la difficulté à en sortir était de se moquer des gens qui réussissaient : c’est ainsi que sa capacité à croquer un individu en le comparant à un animal et à mettre en œuvre des jeux de manipulation lui permettent, en définitive, de se distinguer, en se créant une identité propre.
Cette situation initiale est destinée à être bouleversée dans la deuxième partie du roman, ce à quoi l’auteur prépare le lecteur au travers de plusieurs changements. Le premier concerne l’accession au trône d’un nouveau roi, Mohammed VI (1999), et tous les bouleversements socio-politiques qu’elle implique : c’est la promesse d’une nouvelle ère politique, l’espoir de changements sociaux important se traduisant immédiatement par un changement d’atmosphère, perceptible surtout dans le comportement des Marocains, plus libres et décontractés :
مات الملك، عاش الملك،
رحال مثل العديدين من أبناء هذا البلد استشعر الفرق: هناك هواء جديد يتنفسه الناس في الشارع والحافلة، في البيت والحارة، في السوق والمقهى
Le roi est mort, vive le roi !
Raḥāl, comme beaucoup d’autres de ses compatriotes, ressentit la différence : il y avait un nouvel air que les gens respiraient dans la rue, dans les bus, chez eux ou dans leurs quartiers, au marché et au café[10].
Mais c’est aussi, pour Raḥāl lui-même, le point de départ d’un changement de statut : d’étudiant, il devient responsable d’un cyber-café et se trouve ainsi dans un nouveau contexte, plus ouvert, plus prometteur.
Cette ouverture permise par le changement de monarque permet l’introduction du moteur principal du récit : apparaît un journal électronique, Hot Maroc, qui aura sur la vie de Raḥāl, un impact important (p. 217). Le changement se signale par un détail, pourtant : pour la première fois, Raḥāl montre de l’intérêt pour le journalisme, un intérêt dont l’étrangeté est soulignée par la proposition « lui qui n’avait jamais acheté un journal »[11]. Or, cet intérêt est profondément marqué par le tempérament très particulier de Raḥāl, qui trouve, dans ce type de journalisme, à la fois un exutoire à sa violence, un lieu d’expression pour sa tendance à la diffamation et enfin la garantie d’un anonymat, en accord avec sa lâcheté et son manque de courage. Il se rend immédiatement compte des potentialités que lui ouvre ce nouvel instrument de diffusion.
هوت ماروك ليست مجرد جريدة إلكترونية بالنسبة لرحال، إنها فضاء تعبير وتشهير (...) لم يصدّق نفسه في البداية حين انتبه إلى أن باب التعليقات مفتوح
Hot Maroc n’était pas un simple journal électronique pour Raḥāl, c’était un espace d’expression et de diffamation (...) Il n’en crut pas ses yeux lorsqu’il découvrit que les commentaires étaient publiés. (p. 217)
يمكنك أن تقول رأيك بكل حرية دون أن يسألك أحد عن اسمك أو لقبك
Tu peux exprimer ton opinion librement sans que quelqu’un te demande ton nom ou ton prénom. (p. 217)
Avec Hot Maroc et le journalisme électronique en général, Raḥāl peut prendre une nouvelle dimension. En fait, à travers le commentaire anonyme, il passe subitement d’un personnage banal d’un point de vue actanciel à un véritable acteur et créateur d’événement dans l’espace virtuel, craint et redouté de tous. Il peut désormais assouvir, en toute impunité, ses vengeances contre ceux qui ont réussi socialement, là où lui-même n’a pu connaître que des échecs retentissants. Sa première victime est un de ses anciens condisciples de l’université, devenu un poète très célèbre.
L’évolution de Raḥāl est alors fulgurante. S’investissant progressivement dans un nouveau jeu, il produit trois personnages virtuels : un intellectuel, un intégriste et une jeune femme, auxquels il fera porter ses discours sarcastiques, destructeurs et vengeurs. Alors qu’au moment de l’avènement du journalisme électronique, l’auteur le représentait comme un outil d’émancipation permettant de libérer l’action des marginaux, il sous-entend désormais, en filigrane de l’intérêt de son protagoniste principal pour les perspectives ouvertes par la garantie de l’anonymat de ses commentaires, l’existence de possibles effets pervers.
Car les personnages virtuels créés par Raḥāl remportent un succès immédiat, si bien qu’ils deviennent extrêmement célèbres dans l’espace virtuel de Hot Maroc. Dès lors, s’annonce un nouveau bouleversement dans le récit : l’anonymat protecteur de Raḥāl est brisé et son action perturbatrice de l’ordre social, jusque-là occulte et dissimulée, est découverte par la police, qui le contraint alors à collaborer avec le pouvoir dominant, et à entrer dans un système complexe de manipulation de l’opinion publique. De libres, indépendants, ravageurs, les commentaires de ses personnages virtuels sur Hot Maroc deviennent contrôlés et, pire encore, doivent désormais suivre une ligne déterminée par le pouvoir et des directives précises transmises au travers de messages codés. Au fil du temps, Raḥāl découvre que plusieurs autres e-journalistes, soi-disant indépendants, jouent le même rôle que lui. Yāsīn ʿAdnān révèle et dénonce tout un mécanisme de manipulation de l’opinion à travers les commentaires.
Ainsi, dans son schéma d’évolution le personnage de Raḥāl connaît trois phases ; marginal au début du roman, il se croit devenu un acteur social important, avant de se rendre compte qu’il n’est finalement qu’un rouage d’un système bien rôdé, un élément de reproduction de l’ordre hégémonique qui lui était si défavorable au début de sa carrière. À travers son parcours, la représentation du statut du journal électronique est modifiée du tout au tout : d’outil d’émancipation, il passe à moyen de conservation et de perpétuation de l’ordre hégémonique.
Les rouages d’un système
Hot Maroc propose non seulement une vue microsociale, en focalisant le récit sur Raḥāl, mais aussi une vue d’ensemble, développée, en particulier, dans la troisième et dernière partie du roman, dans laquelle Raḥāl apparaît comme un simple moyen, un instrument, voire un jouet entre les mains des marionnettistes que sont les hommes de pouvoir. Le rôle qu’il lui a attribué peut en définitive être joué par n’importe qui d’autre, ce qui réduit à néant sa propre utilité : loin d’être indispensable, il n’est qu’un pion parmi d’autres, interchangeables. Circonstance aggravante, Hot Maroc est loin d’être l’unique journal électronique sur la scène médiatique qui procède à ce type de manipulations.
La partie intitulée La comédie animalière met le lecteur face à la représentation d’un système qui lie différents agents sociaux : journalistes, policiers, politiciens, citoyens ou simples commentateurs comme Raḥāl. Ce système sert à maintenir un ordre préétabli, soit par libre choix, soit par obligation. Raḥāl, en tant qu’un citoyen sans aucune spécificité intellectuelle, montre que tout le monde est impliqué dans ce système. Par exemple, quand il ne trouve rien à commenter, il se rassure : Hot Maroc tatawafar ʿalā ǧayš min al-ǧazārīn[12] (« Hot Maroc disposait d’une armée de bouchers »).
Ce système décrit, dans le roman, par l’écrivain montre que l’opportunité offerte par l’avènement du journalisme électronique et de la nouvelle époque n’est qu’illusion, position contrastant complètement avec les attentes d’un changement radical exprimées au début du roman, au moment de l’accession au trône d’un nouveau monarque. Cette opportunité n’est que la phase de transition, au sens gramscien du terme (crise passagère d’hégémonie), avant la réorganisation de l’ordre hégémonique, au service des mêmes intérêts d’avant la phase de transition. C’est ce que note Raḥāl : huwa yufakّkir fī ṯaʿālib al-internet, fī ṯaʿābiyīna-hā wa-ʿaqāribi-hā, wa-fī kull allaḏīn yuḥṣūn bi-hā al-anfās al-iliktrūniyya ʿalā al-ʿālamīn[13] (« Il pense aux renards d’internet, à ses serpents et à ses scorpions, et à ceux qui comptent les souffles électroniques des gens. »)
Il adopte ainsi le concept de « pouvoir » au sens utilisé par Castells comme « la capacité relationnelle qui permet à un acteur social d’influer de manière asymétrique les décisions d’autres acteurs[14] ». Le roman simule une phase de transition causée par l’avènement du journalisme électronique et démontre par quels procédés s’opère la reprise des mêmes positions, illustrant en définitive l’une des théories de Castells, selon laquelle la nouvelle société des réseaux ne fait que redéfinir le pouvoir préexistant.
Ce mécanisme théorique est décrit dans le roman Hot Maroc en mettant en lumière le fonctionnement interne du journal électronique. À partir de la relation qui lie Raḥāl à Hot Maroc, l’auteur explicite les étapes de falsification et d’orientation de l’opinion publique d’un journal électronique :
1- Un article est publié sur un fait d’actualité.
2- Des commentaires spontanés et indépendant sont faits par des anonymes.
3- Un commentaire est publié, sous le nom d’une certaine « Hadami », en réalité pseudonyme, sous lequel un policier peut transmettre aux commentateurs sous contrôle un message codé traduisant les positions officielles à soutenir.
4- Les collaborateurs du pouvoir, dont Raḥāl fait partie, sont amenés à considérer ce commentaire comme « une révélation », un indice qui indique où il faut pousser l’opinion publique.
Une scène dans le roman illustre en détail ce mécanisme. Un jour où Raḥāl ne s’est pas connecté, il reçoit un coup de téléphone :
عليك أن تتصرّف في أقل من ساعة، تدخل إلى هوت ماروك وتوقّع أكثر من تعليق، ولد الشعب، أبو قتادة، والآخرون، يجب أن يعلّقوا جميعا، خط السير رسمته لكم حذام، وعليكم أن توجّهوا معها مسار التعليقات هذه الليلة ليجد قراء الموقع الطريق مضاءة معبّدة حين يستيقظون
Tu dois te débrouiller dans moins d’une heure, tu entres sur Hot Maroc et tu mets plusieurs commentaires, « Weld Chaab », « Abou Qatada » et les autres. Tous doivent commenter. La ligne directive est tracée par Hadami , ensemble, vous devez dévier le sens des commentaires cette soirée pour que les lecteurs du site trouvent le chemin éclairé et battu quand ils se réveillent[15].
Le même mécanisme concerne tous les autres journaux du pays, parfois le même article est publié dans tous les médias, seuls les pseudonymes des commentateurs changent. Alors, le lecteur est amené à comprendre que Hot Maroc n’est pas un cas isolé, comme l’a pensé Raḥāl au début. Il découvre au fur et à mesure tout un dispositif de journaux aux mêmes missions et tous manipulés et manipulateurs de la même façon. La résultante espérée de ce système est d’une part la production d’une fausse majorité d’opinion publique, et d’autre part laisser tout avis à contre-courant nettement minoritaire. Ainsi, le journalisme électronique qui est présenté comme un nouvel espace de distribution des positions sociales, nous amène à la même situation décrite par le sociologue Pierre Bourdieu dans Sur la télévision (1996) : falsification de tout débat et reproduction de l’ordre hégémonique, pire l’instrument d’émancipation « se convertisse en un instrument d’oppression symbolique »[16].
À la fin du roman, l’auteur propose, comme illustration du fonctionnement du système du journalisme électronique au Maroc, un épisode d’une campagne électorale. À côté des missions quotidiennes de commenter sur Hot Maroc, Raḥāl est obligé de recevoir dans le cybercafé qu’il dirige les partisans d’un candidat soutenu par le système. Raḥāl qui tout au long du roman pose son autorité sur l’espace du cybercafé, se trouve marginalisé, il se dit : ka-anna-k ǧuzʾ min atāṯ al-maḥal (« Comme si tu faisais partie des meubles de la salle »)
Notons que la marginalité était sa position initiale. La perte de liberté dans son lieu de travail fait allusion que le nouvel outil journalistique semble être plus hégémonique que tous les outils qui le précèdent. Ainsi, nous trouvons que la première et la troisième partie du roman se superposent de point de vue hégémonique. L’élément supposé perturbateur de l’ordre hégémonique, à savoir le journalisme électronique, s’avère un élément hégémonique supplémentaire, étant donné qu’il permet de conserver les positions sociales.
Conclusion
Dans Hot Maroc, Yāsīn ʿAdnān a repris l’histoire de l’apparition du journalisme électronique au Maroc. Son personnage principal lui a servi de vecteur pour décrire les changements causés par cette apparition, avant de proposer une vue globale sur ses effets.
Hormis le contexte marocain du début du xxie siècle, on peut voir son roman comme une expérimentation d’introduction d’un nouvel élément dans l’ordre social (le journalisme électronique). Le roman montre, sur les deux dimensions micro et macro, qu’il n’y a eu aucun effet sur la hiérarchie préétablie, c’est la situation d’une « société bloquée » (terme du sociologue Michel Crozier, 1970), le changement d’un ou de plusieurs facteurs ne modifie pas l’ordre hégémonique.
Bibliographie
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YASIN, ʿA. (2016). Hot Maroc, Le Caire : Dar Al-ayn
Notes
[1] Gramsci A., Cahiers de prison, Volume 4, Paris, Gallimard, p. 367.
[2] Goldmann, L., Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964, p. 43
[3] Girard R., Mensonge romantique et réalité romanesque, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1961, p. 334.
[4] Yāsīn A., Hot Maroc, p.57. Les traductions sont celles de l’auteur de l’article.
[5] Yāsīn A., Hot Maroc, p.98.
[6] Yāsīn A., Hot Maroc, p.13.
[7] Yāsīn A., Hot Maroc, p.13.
[8] Yāsīn A., Hot Maroc, p.23.
[9] Le dictionnaire arabe français, Collectif, Beyrouth, Dar al-kotob al-ilmyah, p. 394.
[10] Yāsīn A., Hot Maroc, p.171.
[11] Yāsīn A., Hot Maroc, p.218.
[12] Yāsīn A., Hot Maroc, p.404.
[13] Yāsīn A., Hot Maroc, p.339.
[14] Castells M., Communication et pouvoir, 2013, p. 84.
[15] Yāsīn A., Hot Maroc, p.360.
[16] Bourdieu P., Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir éditions, p.8.