Las guerras –literalmente incontables– de todo el siglo pasado fueron las que le dieron su estructura al orden político. En ellas cobró forma un discurso de la ‘defensa nacional’ que era de hecho, una justificación del estado y de sus prácticas políticas.
Fernando Escalante Gonzalbo
C’est dans la paix que se rêve la guerre, élaboration du récit de la Guerre d’Indépendance du Venezuela
Tout au long de la deuxième moitié du vingtième siècle latino-américain, le Venezuela était reconnu comme un pays vivant dans une solide démocratie. L’idée selon laquelle ses habitants étaient des pacifistes nés s’était également enracinée dans l’imaginaire national, surtout si l’on comparait avec l’histoire récente de la Colombie ou des dictatures militaires du Cône Sud. Pourtant, une fois de plus, le présent nous oblige à relire l’histoire : plus de 25000 personnes meurent chaque année par arme à feu dans l’actuelle République Bolivarienne du Venezuela, et ce ne sont que les cas enregistrés dans les statistiques quand elles existent[1].
D’où provient tant de violence ? Comment l’une des démocraties les plus solides d’Amérique Latine peut-elle parvenir à expliquer de tels chiffres ? se demandent fréquemment les Vénézuéliens. La tendance officielle est de rejeter la faute sur les gouvernements passés, sur des forces extérieures voire sur le mauvais sort. Pourtant, les causes ne surgissent pas de nulle part, elles n’obéissent pas non plus, bien sûr, à des stratégies de puissances internationales.
Il existe évidemment des facteurs concrets comme, entre autres, l’affaiblissement des institutions, la détention d’armes dans la société civile sans aucun contrôle, l’augmentation du crime organisé, la misère et la montée démesurée d’un pouvoir militaire. Mais au-delà de ces raisons économiques et sociales concrètes, il y a eu aussi un facteur qui est souvent sous-estimé : la construction très soignée d’un discours incendiaire par les leaders politiques au pouvoir et notamment avec la figure de l’ancien président Hugo Chávez qui a importé directement du dix-neuvième siècle un vocabulaire guerrier qui est justifié par la lutte bolivarienne contre l’Empire, créant ainsi une société divisée en deux camps. C’est aussi à partir de là que l’on peut presque tracer l’origine d’une justification de la violence, qui est une partie fondamentale de la cause révolutionnaire bolivarienne du vingt-et-unième siècle. Des mots et des événements historiques ont été ainsi importés directement de la Guerre d’Indépendance, comme si deux cents années d’histoire ne s’étaient pas écoulées entre-temps.
C’est en fouillant le passé que l’on peut donc trouver des pistes, c’est ce que nous disent les historiens bien sûr, et plus encore ceux du Venezuela[2]. L’historien Elías Pino Iturrieta, par exemple, dans toute son œuvre récente, nous incite à revenir en arrière et à nous souvenir de ce qui est resté à la marge ou bien de ce qui a été oublié par la mémoire du pays, comme cette violence qui est l’une des caractéristiques de la période de la Guerre d’Indépendance. Mais cette violence a été souvent masquée ou dissimulée, selon Pino Iturrieta, parce que le protagoniste principal était Simon Bolívar, le père de la patrie[3]. Et c’est justement là, dans les tronçons refoulés ou censurés que -comme cela se produit souvent dans nos histoires personnelles- gisent les clés de lecture qui pourront nous permettre de sortir de la crise.
L’actuelle crise vénézuélienne est très complexe et peut-être inédite dans le continent ; la multiplication sans fin des interrogations, mais aussi des études, en témoigne. Pourtant il y a aussi des similitudes et des parallélismes avec le passé. C’est ainsi que, à l’abri de nouvelles analyses de l’histoire, avec l’apport de plusieurs chercheurs, mon actuel projet de recherche, se propose de tracer une lecture critique d’éléments qui se sont inscrits dans l’imaginaire comme des références patriotiques, et qui fonderaient les bases de la construction du récit national qui continue à être en vigueur et qui jouit aujourd’hui d’une totale vitalité. Cela est d’autant plus fécond si on prend en compte la forte composante militaire qui est à l’origine de ce récit. Il est intéressant de voir ainsi comment ce tissage identitaire se transforme en un solide amalgame dans l’esprit du peuple, si utile aux gouvernants mais au détriment de notre riche imaginaire populaire.
Comment s’est construit le récit de la nation ? Quels sont les quelques éléments concrets qui ont alimenté ce récit ? Quelles auraient pu être les stratégies qui ont permis que ce discours pénètre l’imaginaire ? Quelles peuvent être quelques-unes des motivations du pouvoir d’hier et d’aujourd’hui ? Mais, surtout, aux regards des conséquences, nous pouvons nous demander : qu’arrive-t-il donc lorsque ce récit national se simplifie à l’extrême et que le discours devient de plus en plus un credo ?
Ces questions et d’autres encore sont celles qui ont motivé mon actuel travail de recherche dans le cadre de mon projet doctoral. Dans l’immédiat, je me propose d’examiner quelques détails de la construction du récit national en suivant le fil de l’Histoire et, notamment, certains moments clés de la fin du dix-neuvième siècle ; je m’occuperai en particulier de certains faits fondateurs de la présidence du Général Antonio Guzmán Blanco, période que les études historiographiques reconnaissent comme celle de la construction définitive du discours national. Cette période est effectivement celle de la genèse du culte bolivarien qui a continué à se développer tout au long du vingtième siècle selon le même schéma, en mettant en œuvre des stratégies de modelage de l’imaginaire à des fins politiques, pour arriver, dans le Venezuela de l’époque actuelle.
I.- Le décret de Guerre à mort
Le 15 juillet de 1813, dans la ville de Trujillo pendant sa Campagne Admirable, le Général en Chef Simon Bolívar décrète la Guerre à Mort. Il s’agit d’une sentence de mort contre tout Espagnol refusant de participer à la cause, c’est-à-dire à l’indépendance : Españoles y canarios, contad con la muerte, aun siendo indiferentes, si no obráis activamente en obsequio de la libertad de la América. « Simón Bolívar, Cuartel General de Trujillo, 15 juin 1813. »
C’est un moment crucial où la lutte se généralise et s’intensifie, cela devient aussi – pour plusieurs historiens aujourd’hui – une guerre fratricide. La déclaration de la Guerre à Mort fait basculer la lutte pour l’Indépendance vers une guerre d’extermination[4]. De nombreux documents témoignent de la destruction. Un document de 1814 du Conseiller de l’Intendance du Venezuela, par exemple, décrit comment il n’y a plus que des ruines, et comment il a pu constater lors de ses voyages dans le territoire que de nombreux cadavres restent sans sépulture. Lombardi Boscan donne quelques chiffres :
El año 1813 dio comienzo a la guerra de exterminio que despobló al país. La mayoría de los cronistas de la guerra hablan de 200.000 muertos entre un total de un millón de habitantes que tenía el país en 1800. Según Dauxión-Lavaysse, viajero francés que visitó al país en la víspera de la Independencia, en 1807 había 975.972 personas, y cuando terminó la guerra, el censo elaborado en 1825 estableció el número de habitantes en 659.633, es decir, que 316.339 venezolanos murieron en poco más de diez años de guerra. (1813
file:///H:/TESIS/ARTICULOS%20y%20ENTREVISTAS/1813Yel%20decretoGuerraaMuerte.pdf )
Il faut comprendre que les détails et les aspects sanguinaires du dix-neuvième siècle ont été dissimulés, souvent maquillés ou tout simplement éclipsés par le culte rendu aux prouesses héroïques ; comme c’est habituel dans les récits officiels de l’histoire, le côté solaire des héros laisse de côté beaucoup trop de détails. Et dans le cas du vingt-et-unième siècle vénézuélien, trop d’éléments sombres de l’Histoire semblent pousser pour sortir à la lumière. La multiplication d’études qui cherchent à revoir et à étudier la Guerre d’Indépendance comme l’éclosion de beaucoup des conflits internes au sein d’une société de castes et d’un ordre colonial est plutôt récente.
La lecture sur la complexité et l’hybride doit d’autant plus être privilégiée lorsque l’on examine les acteurs de cette guerre, avec la composante métisse qui a aussi été mal représentée et dont par conséquence le rôle capital a été ignoré. La Guerre d’Indépendance reste dans l’imaginaire populaire comme un grand tableau héroïque rythmé par les proclamations passionnelles et les discours de Bolívar. Il s’agit pourtant d’une longue succession de révoltes, de guerres et de conflits armés dans un territoire qui ne se reconnaît pas comme tel. Seules la capitale et quelques provinces abritaient quelques institutions de volonté républicaine. Caracas commencera à laisser retomber derrière elle les cendres de la poudre vers 1870 seulement. On parle ici d’environ soixante années de conflits dont deux guerres, celle d’Indépendance et la Guerre Fédérale, qui ont alors dévasté le pays, sans compter toutes les rébellions qui ont fragmenté le territoire. Après une longue période d’affrontements aux noms et aux causes similaires, entre batailles et révolutions, il est difficile de construire une nation, et surtout de s’identifier comme faisant partie d’un projet lorsque, ce que l’on a subi n’est qu’une longue histoire fratricide[5].
Même Simon Bolívar arrivera à déclarer qu’une dévastation généralisée a fait disparaître le territoire. Plus tard, dans une lettre à son oncle, déjà exilé, mélancolique et plein de désenchantement, il écrira :
Où est Caracas ? Vous demanderez-vous. Caracas n'existe pas ; mais ses cendres, ses monuments, la terre qui l'a portée, sont toujours resplendissants de liberté ; et ils sont recouverts par la gloire du martyr. Cette consolation compense toutes les pertes, en tout cas, c'est le cas pour moi, et j'espère que ça l'est pour vous aussi. (Cusco, 1825, Lettres à Estéban Palacio, Simon Bolívar)
Voilà ce qui restera : la gloire et la liberté. Il semble juste opportun de signaler ici le manque de prise de responsabilité qui se cache derrière ces lignes. Au contraire, à l’inverse d’une possible conscience d’échec historique, si nécessaire à la construction d’une vraie culture républicaine, le héros se précipite pour remplir la réalité, la perte et le vide d’illusions héroïques. Et on peut se demander si ce ne serait pas dans cette célébration perpétuelle des héros et de la Guerre que se trouve la vraie impossibilité pour les citoyens d’atteindre la liberté ?
II.- La figure de Bolívar renaît comme le phénix …
Pour commencer il faudrait peut-être se souvenir que Simon Bolívar ne faisait pas l’objet d’un culte dans ce milieu du dix-neuvième siècle. Bien au contraire. Quand Guzmán Blanco arrive au pouvoir, l’image de Simon Bolívar est très abîmée. La matrice d’opinion contre El Libertador était très ancrée dans la société. Pour comprendre cela, il faudrait penser la vie et la carrière du Général Bolívar en étapes. Il y a eu, comme dans toutes les vies réécrites des grands hommes, quelques moments aujourd’hui censurés, oubliés ou maquillés dans sa biographie.
Il est mort en exil de sa patrie, le Venezuela, pauvre, seul et même entouré de détracteurs. C’est ce qu’apprennent tous les écoliers. En revanche, ce qui n’est pas dit, ce qui reste à la marge des livres d’histoire, ce sont, entre autres, deux épisodes de sa carrière qui auront des répercussions sur des tournants historiques : sa déclaration de Guerre à Mort et le fait qu’il se soit auto-proclamé dictateur. Des faits qui sont passés sous silence, ou que l’on a l’habitude de maquiller avec des justifications superficielles, alors qu’il s’agit pourtant de faits majeurs qui auront des conséquences importantes sur la fondation des républiques latino-américaines, comme essayent de nous l’expliquer des historiens contemporains.
C’est au Général Antonio Guzmán Blanco, chef triomphant de la tendance du Liberalismo, de la révolution d’Avril, qu’incombera la remise en ordre et sous contrôle d’un pays soumis à la plus complète anarchie après la longue Guerre Fédérale.
C’est tout à la fois un militaire, un homme d’état, un chef de guerre, un diplomate, un avocat et homme politique vénézuélien. Il fut partie prenante et général pendant la Guerre Fédérale, et puis Président du pays à trois reprises : El Septenio, de 1870 à 1877, El Quinquenio, du 1879 à 1884, et El Bienio, de 1886 à 1888.
Le guzmancisme au Venezuela, comme le Porfiriat au Mexique, doit se lire en plusieurs chapitres, et la maxime « Ordre, Paix et Progrès » peut aussi nous aider à comprendre dès à présent le sens de l’histoire. Guzmán Blanco est l’exemple vénézuélien type de l’autocrate illustré, issu d’une classe sociale élevée, fils d’homme politique et bien évidemment descendant de Simón Bolívar qui s’est fixé comme objectif de sauver l’image alors détériorée du héros. Une série de stratégies militaires, politiques, économiques, éducatives et surtout discursives ont contribué à créer l’idée d’unité nationale dont le territoire avait tant besoin car jusqu’à la moitié du dix-neuvième siècle, le Venezuela n’était pas encore une nation, mais comme l’exprime Pino Iturrieta, un pays archipel.
Fortement influencé par les idées de l’Illustration et séduit par les principes de la philosophie positiviste, celui que l’on nomme aussi l’Illustre Américain tissera la narration de la nation sous une logique linéaire soutenue par :
- le progrès économique grâce à la résurgence de la production du cacao et café et la création d’une monnaie nationale, entre autres.
- l’organisation juridique avec la création d’un certain nombre de codes (pénal, militaire et civil) ce qui va pouvoir assurer un peu d’ordre et donner des règles à la société vénézuélienne naissante.
- le développement des communications avec la création des voies ferrées, des routes et du télégraphe ainsi que la multiplication des imprimeries.
- Le traçage d’un plan d’urbanisme de forte inspiration parisienne avec « parcs, boulevards, cimetières, aqueducs et fontaines[6].
Ainsi d’une part, l’Illustre Américain mettra en place un programme de modernisation qui créera les bases de la nouvelle République Vénézuélienne, et de l’autre, un solide discours national commencera à prendre forme.
Mais pour y arriver, il le sait, deux forces très puissantes, ancrées dans l’imaginaire du pays doivent être combattues : le pouvoir militaire, représentée par des caudillos, des hommes en armes, une véritable plaie dans tout le territoire, et le pouvoir religieux. En même temps que l’homme se dédiera à la construction du scénario de la nation, Le Général ne cessera pas de combattre les révolutions et en profitera pour déclarer la guerre à un autre pouvoir central : l’Église.
En 1870, l’instruction publique devient gratuite et obligatoire, la même année commenceront les conflits avec l’Église vénézuélienne, jusqu’à l’expulsion de l’archevêque Silvestre Guevara et Lira et la suppression des séminaires ecclésiastiques et des couvents en 1874. Dans le même registre, le mariage civil devient un préalable au mariage religieux[7].
Ici il ne faudrait pas oublier qu’il s’agit d’une société encore soumise à l’ordre colonial, d’un imaginaire tissé par plus de trois siècles d’ordre colonial où les figures et symboles de l’Église et de la Monarchie espagnole ont régné. Les deux longues guerres, très récentes, ont produit quelques changements politiques, mais pas encore de transformation en profondeur dans la société. Il s’agit d’un peuple qui ne voit qu’une immense dévastation, beaucoup de confusion et l’absence totale d’une unité de territoire par la cartographie.
Quelques pratiques et morceaux du discours de la religion catholique commenceront donc à être remplacés par d’autres histoires et par ce qui sera bientôt un autre culte. Il faudrait se rappeler ici que le Venezuela a été le pays qui s’est plus engagé dans la Guerre d’Indépendance, la dévastation du pays était totale et il y a eu un nombre de morts considérable. Mais, comme nous le rappelle Bolívar, il restera toujours la gloire des martyrs.
C’est là que la mise en place d’un nouveau récit avec des lignes narratives claires et une mise en scène très soignée formeront une stratégie politique centrale pendant les trois mandats d’Antonio Guzmán Blanco ; et on pourrait juger aujourd’hui son stratégie communicationnelle d’une impeccable efficacité. Je me limiterai ici à énoncer les quelques éléments fondamentaux de ce récit :
- Une grande place Bolívar sera construite, par exemple, au centre de la ville avec la première statue équestre du héros.
- Le Panthéon national sera installé dans l’ancienne église de la Santísima Trinidad entre 1872 et 1875.
- En 1876, de grandes cérémonies assureront le transfert des cendres de Bolívar et d’autres héros de l’Indépendance au Panthéon National.
Ce moment-là marque « le point de départ d’un culte civique qui faisait défaut jusqu’alors à la nation vénézuélienne[8] ». Chaque cérémonie est minutieusement organisée par le président lui-même. De la guerre à la fête, Caracas se déguisera de modernité et ses habitants apprendront de nouvelles pratiques sociétales. Le centre de chaque célébration sera occupé par les héros de l’Indépendance. Les discours sont bien travaillés avec l’aide d’intellectuels engagés.
La paz, la libertad, el orden, el inesperado como trascendental progreso del Septenio, de la Reivindicación, la nueva Venezuela, la Venezuela transformada, esta Venezuela de hoy; esta es la Venezuela que en la mente del Eterno debía hacerle la más digna apoteosis al semidiós de Suramerica”[9]
Une fois le lieu de culte, le personnage principal et ses prêtres installés, un livre qui chanterait les histoires mythiques des Héros devenait indispensable. C’est ainsi qu’à la demande du président, l’auteur Eduardo Blanco écrira Venezuela heroica, le récit de cinq batailles décrites dans un style de geste anachronique, une sorte l’Iliade sud-américaine qui est venu très vite alimenter le noyau d’un imaginaire national. Une préface de José Marti aidera à faire connaître le livre à l’étranger. Président, auteur et protagoniste principal deviendront les personnages célèbres de cette histoire nationale faite de guerre et de prouesses de ces grands hommes.
Aucun espace pour la vie de tous les jours. L’espace central de chaque page, place, parc ou fête sera occupé par les héros des Guerres et des Révolutions, y compris Antonio Guzmán Blanco. Le culte envers Bolívar, le Demi-dieu, s’instaure ainsi à partir de la littérature et de la fête ; la première donne les images, le vocabulaire, le fil conducteur qui circulera dans les écoles, les casernes et la tradition orale, et la deuxième crée le scénario de la représentation pour un peuple analphabète : la danse, le chant et la répétition dans des rituels cycliques formeront un nouveau calendrier, soigneusement entretenu jusqu’à nos jours.
Face à la dévastation, un ordre vient remplacer l’autre. Là où il y avait la Cathédrale, on trouve le Panthéon National. Là où il y avait le corps du Christ, les restes de Bolívar. Les soirs de prières seront peu à peu remplacés par les récits des héros de l’Indépendance.
Dans le processus d’édification et de structuration de la mémoire nationale, cette période joue par conséquent un rôle majeur. Patriotes de l’Indépendance et de la Fédération confondus deviennent des symboles de l’ordre civique et contribuent à la formation de l’imaginaire national.
Critiqué principalement pour l’établissement d’un culte de la personnalité, ce que l’on a très peu raconté sur la période d’Antonio Guzmán Blanco c’est son enrichissement, les nombreux cas de corruption, ses méthodes autoritaires pour instaurer l’ordre, sa construction d’une image de Simon Bolívar à usage politique pour pouvoir ainsi rester au pouvoir et passer dans l’histoire.
Lors des fêtes du centenaire de la naissance de Bolívar (1883), la plupart des festivités furent consacrées non pas au Libertador et à sa mémoire, mais à la personne de l’ « Illustre Américain » et des membres de sa famille.[10]
On parle ici de toute une mise en scène, d’un maquillage républicain qui sert à modeler la société avec toute sorte d’outils de civilisation visant à donner une idée de cohérence nationale : des manuels de comportement en société, une cartographie du territoire, un répertoire des produits de la terre et le calendrier d’éphémérides pour fêter les dates et les héros. L’électricité, les voies ferrées ou l’imprimerie aussi permettront de bien semer une idée de progrès dans cet imaginaire contrôlé. C’est une efficace vitrine pour l’extérieur également. Pourtant, la construction d’un projet républicain en profondeur n’a pas été vraiment entrepris par Guzmán Blanco parce qu’il ne le pouvait pas ni ne le voulait non plus, comme affirme l’historien Pino Iturrieta. Très vite, le culte de la personnalité qui progresse pendant les mandats du « gusmancismo » prendra toute la place, beaucoup d’énergie et de ressources.
Parallèlement à ce processus de modernisation mené aussi bien dans l’ordre symbolique, se développe le culte du dictateur, orchestré par un certain nombre d’organes de presse à la dévotion du régime (…). Des écrivains improvisés, adulateurs de seconde zone, font assaut d’éloges dithyrambiques, le comparant à Moïses, Las Casas, le prophète Élie, Washington, Bolívar bien sûr, mais aussi Napoléon, et au Christ crucifié… Défilés patriotiques et réceptions se multiplient. La mégalomanie du mandataire n’a d’égale que son imitation maladive de la France et des modes du Second Empire.[11]
L’idéalisation de la personne et du discours de Simon Bolívar nous amène à une lecture univoque de la Guerre d’Indépendance dont le côté sanguinaire et barbare est souvent maquillé, justifié ou censuré. Une censure, une répression qui empêchera de regarder en face la dimension violente et autoritaire du Père de la Patrie, tout comme toute une série de contradictions dans l’histoire de la Mère Patrie. La perpétuelle célébration du père de la patrie et des gouverneurs autocrates qui se suivront finira par faire croire aux Vénézuéliens à l’idée d’un «Caudillo necesario», selon la thèse de Laureano Vallenilla Lanz[12], c’est-à-dire à la nécessité d’être guidé en tant que peuple par la force d’un caudillo leader militaire pour garantir la paix et atteindre le progrès.
III.- Une nouvelle date de commémoration nationale
Sous le soleil de la ville de Trujillo, le 13 juin 2013, face à un public habillé en rouge, le Président vénézuélien, Nicolas Maduro, décrète cette ville capitale de la République pour célébrer pendant trois jours ce moment si important et clé de notre histoire. Trujillo avait été aussi le lieu choisi par Bolívar pour décréter la Guerre à Mort contre tout espagnol traite à la cause de l’Indépendance. Mal lu, peu connu, le Président Maduro décide donc de le faire sortir à la lumière et de le célébrer car, selon lui, on retrouve là toute l’actualité de la pensée de Bolívar. Le gouvernement du Venezuela commémore donc en 2013 le bicentenaire du Décret de Guerre à Mort, en l’analysant, en le faisant lire en public, mais aussi en encourageant les maîtres et écoliers à le travailler en profondeur. Un petit résumé de quelques lignes, mais écrit dans un langage incendiaire et peuplé d’impératifs. Nicolas Maduro a importé ainsi directement du dix-neuvième siècle les mots du Libertador, comme s’ils avaient été prononcés hier et il a déclaré que rien n’avait changé depuis. Selon lui, on poursuit la guerre contre les « forces de l’empire » et il y a ceux qui se laissent convaincre et finissent par devenir des traîtres, les castes d’oligarques qui deviennent une menace contre la liberté et contre la patrie souveraine. Dans ce discours de 2013, il incite le peuple à étudier le Décret à Mort parce qu’il « est remplit de la sagesse et de vraies valeurs (…) du Libertador ». A la fin il a lancé le cri de guerre : « Indépendance… la lutte se poursuit et se poursuivra jusqu’à la Victoire. » En répétant : ¡Qué viva Chávez! ¡Qué viva Bolívar![13]
Il me paraît donc opportun de revenir sur l’analyse d’Ana Teresa Torres:
La guerra a muerte condensaba un discurso identificatorio con una práctica destructora, y con una ficción política formaba dos grupos irreconciliables. (…) Un país inexorablemente dividido en ‘buenos’ y ‘malos’, en ‘amigos’ y ‘enemigos’ de la causa, no puede aspirar a una conciencia y un destino espiritual común. Este dispositivo retórico (…) ha sido fundamental en el discurso de la Revolución Bolivariana que divide a la sociedad entre “patriotas” y “apátridas.[14]
Le Décret de Guerre à mort devient donc un très utile exemple à étudier pour pouvoir tracer les différentes tensions de l’histoire, en tant que dispositif rhétorique, il a été dissimulé ou exalté selon les causes. Un jour, par exemple, éclipsé par la construction de l’image d’un Bolívar républicain, mais peu après il sera utilisée par Cirpiano Castro et aussi par le dictateur Juan Vicente Gomez pour résister aux ennemis internationaux, et, plus tard, à partir de la moitié du vingtième siècle l’image de Bolívar sera maquillée en faveur du modèle démocratique, et le décret avec elle, pour ensuite devenir un puissant outil visant à exploiter les vertus de Bolívar en tant que leader militaire, si utile à la révolution bolivarienne. Aujourd’hui, dans les écoles et dans les manuels, c’est le Bolívar combatif et féroce avec les ennemis de la cause de l’indépendance qui est en train de se reconstruire. Dans la République Bolivarienne du Venezuela, le culte envers le héros se développe en parallèle à un discours guerrier du dix-neuvième siècle où les mots de la colonie reviennent pour attiser des anciens conflits et diviser une population d’une façon simpliste et manichéenne.
Selon Pino Iturrieta, le fait que le futur Père de la Patrie soit l’auteur du Décret à Mort et qu’il fasse une telle proclamation est une des clés historiques pour la compréhension de l’actualité : derrière cela se trouve l’exercice d’un pouvoir personnalisé démesuré en lien avec le militarisme et justifié par une cause. Dans le même temps, on peut retrouver le noyau du conflit fondateur de la République : la Liberté, aspiration républicaine par excellence, devient la motivation principale de l’autoritarisme.
La grande contradiction de base ? La construction d’une nation moderne à partir de quelques idéaux républicains interprétés par des hommes d’armes, qui ont aidé à construire la République mais à partir de l’idée d’une force militaire protectrice nécessaire, qui veillera sur la paix et sous un mandat quasi religieux, qui alimente l’imaginaire et guide toujours le progrès vers la Liberté. Paradoxe dans le destin du Venezuela : un peuple prisonnier de l’image unique d’un Libertador, qui s’est sacrifié pour ses enfants. Le père de la patrie, héros de l’Indépendance, ne laisse pas la possibilité d’émancipation aux citoyens.
« Le Venezuela –dit Ana Teresa Torres[15]– a gagné la cause de l’Émancipation pour le pays et pour le reste du continent et, paradoxalement, est resté enchaîné. Enchaîné à l’imaginaire d’une patrie en permanent état de calamité et toujours en quête d’être sauvée ». Les Vénézuéliens restent ainsi en attente du nouvel arrivant, du leader, du sauveur, du Messie et celui-ci est très souvent un homme d’armes, le gendarme nécessaire. Entre-temps, l’imaginaire vénézuélien bascule en permanence entre deux extrêmes : la nostalgie et l’utopie. Nostalgie de cet âge d’Or, de la Guerre d’Indépendance en chemin vers le Projet Futur de la République enfin Libre. Ce qui rentre parfaitement dans les idéaux moteurs de toute révolution.
Donc commencer à relire cette Guerre d’Indépendance comme une guerre fratricide et barbare, qui a anéanti la population, en faisant plus de 300.000 morts en deux ans, peut aussi permettre de mieux comprendre pourquoi le Venezuela du vingt-et-unième siècle se situe en tête de liste des pays au taux d’assassinat les plus élevés du monde.
Arrivés à ce stade, il ne faudrait pas oublier donc que le discours politique du passé comme celui d’aujourd’hui a été modelé plus par les conflits et les guerres que par des accords législatifs ; cela concerne le Mexique, comme nous le signale Fernando Escalante Gonzalvo[16], mais aussi par extension toute l’Amérique Latine. Il ne s’agit pas d’idéaliser le passé dans des lectures univoques, mais surtout d’essayer de comprendre comment les conflits sont une partie essentielle de la fondation des états nations où la théorie des super puissances ennemies peut continuer à rapporter des dividendes aux détenteurs du pouvoir. Si les idéaux des Lumières ont pu pénétrer dans les mentalités des leaders de l’Indépendance, il ne faudrait pas non plus oublier qu’une psychologie de guerre est aussi bien ancrée dans la genèse de nos sociétés. On dirait qu’il ne nous reste donc que la prise de conscience citoyenne face à l’utilisation de l’histoire de la part du pouvoir, pour essayer surtout d’examiner comment on peut être pris au piège de certaines théories. Ne serait-il pas possible que l’on y adhère parce qu’elles nous libèrent nous aussi de toute responsabilité ? Accepter que le père de la patrie ait pu signer un décret qui a causé la mort de deux cents personnes en deux jours et que ses idéaux l’ont emmené à un emploi démesuré de la force et du pouvoir pourrait aider à comprendre comment le Venezuela d’aujourd’hui se trouve dans une telle crise. Une histoire maquillée selon le gouvernement en place peut convenir au pouvoir, mais elle trouve aussi des échos dans le peuple qui choisit d’y croire et qui continue à voter pour les hommes providentiels. Toute la société se retrouve donc dans ces jeux de projections et de reflets. Le passé récent nous a dévoilé suffisamment d’exemples sur les conséquences néfastes d’une telle manipulation.
[1] Les chiffres officiels de violence au Venezuela ont été censurés pendant les douze dernières années selon les déclarations de Roberto Briceño Leon, directeur de l’ong « Observatorio de la violencia en Venezuela », OVV, dans une émission radio du 2/08/2016 : “Tenemos ya 12 años de censura oficial sobre los números de la violencia. La última cifra formal completa fue la relativa al año 2003, de allí en adelante no ha dado cifras, sino algunas puntuales”. (Site OVV: https://observatoriodeviolencia.org.ve/ovv-cifras-de-violencia-en-venezuela-llevan-12-anos-censuradas/ , dernière consultation 12/02/2017). Et dans le journal espagnol ABC en 2015, on évoquait la progressive remontée du taux de criminalité au Venezuela : “El índice de homicidios en Venezuela (OVV) sigue subiendo de manera imparable. Si en 2013, era de 79 cada 100.000 habitantes, y en 2013 la cifra ascendía a 82, este año [2015] que está a punto de concluir alcanza un registro histórico, al situarse en 90 muertos, según el último informe del Observatorio Venezolano de Violencia, y cuyas cifras publicó ayer en su página web La Patilla. Según dicho informe, al final de 2015, la cifra de muertes violentas será de 27.875.” (http://www.abc.es/internacional/abci-venezuela-alcanza-2015-cifra-historica-homicidios-90-cada-100000-habitantes-201512290116_noticia.html, ABC, Madrid, 29/11/2015, dernière consultation 11/02/2017)
[2] Dans un entretien, deux historiens vénézuéliens, Elías Pino Iturrieta et Ines Quintero, évoquent l’effort sans répit que leurs collègues de l’époque de Chávez ont entamé pour essayer de délivrer au plus grand nombre de lecteurs une profonde analyse de l’histoire. Pour cela, ils ont dû sortir des conventions académiques. Un effort que l’on peut relier à un courant tendant à manipuler la mémoire car c’est justement quand le passé est modifié par le pouvoir que les différentes disciplines cherchent à élaborer en contrepoids une réponse critique féconde. C’est ce qui se passe avec les figures de Bolívar, Boves et Miranda, par exemple, et aussi avec plein d’autres événements manipulés en faveur d’une nouvelle doctrine (« Tertulia: Inés Quintero y Elías Pino Iturrieta nos presentan a "El Hijo de la Panadera" », https://www.youtube.com/watch?v=OZ66LjysXuU, publié le 17/07/2014, dernière consultation le 12/02/2017). Répertorier ces apports documentaires dans le Venezuela chaviste sont au départ de la motivation de mon projet doctoral.
[3] « Argumentos », entretien avec Elias Pino Iturrieta, [min: 4:00], Librería Lugar Común, Caracas, 8/05/2014, https://www.youtube.com/watch?v=Kk8WHG5CISg, dernière consultation : 12/02/2017)
[4] Anta Teresa Torres, La herencia de la tribu. Del mito de la Independencia a la Revolución bolivariana, Editorial Alfa, Caracas, 2009, p. 27.
[5] Véronique Hebrard, « A l'écoute du conflit : historiographie d'une guerre Venezuela (1812-1823) », http://www.univ-paris-diderot.fr/hsal/hsal972/vh97-2.html, 1997. (dernière consultation : 11/02/2017)
[6] Histoire du Venezuela. De la Conquête à nos jours, Frédérique Langue, L’Harmattan, 1999, pp 206 – 221.
[7] Histoire du Venezuela. De la Conquête à nos jours, Frédérique Langue, L’harmattan, 1999, pp 206 – 221.
[8] Ibidem, p. 211.
[9] El divino Bolívar, Elías Pino Iturrieta, editorial Alfa, Biblioteca Elías Pino Iturrieta, 2010, p. 54.
[10] Ibidem, p. 210.
[11] Ibidem, pp. 211 et 212.
[12] Intellectuel vénézuélien positiviste connu par son soutien au dictateur Juan Vicente Gómez au début du vingtième et par sa thèse du « gendarme nécessaire », postulé dans une bonne partie de son œuvre (spécifiquement dans son livre Cesarismo democrático y otros textos. Editorial Monte Ávila). Il s’agit donc d’une exposée des motifs qui justifie la figure patriarcale, et par conséquence autoritaire, dans le pouvoir pour ainsi mettre un peu d’ordre dans la société. Une idée très répandue dans les sociétés latino-américains et peut-être encore présente dans l’imaginaire populaire.
[13] “Decreto de Guerra a Muerte de Simón Bolívar contra los españoles 1813 2013. Discurso Nicolás Maduro”, https://www.youtube.com/watch?v=TJ0TmY_t1ng , publié le 19 juin 2013 (dernière consultation: le 13/02/2017.
[14] Ana Teresa Torres, op. cit. p. 33.
[15] Ana Teresa Torres, op. cit. p. 35.
[16] “Los crímenes de la patria. Las guerras de construcción nacional en México (siglo XIX)”, Revista Metapolítica, Vol. 2, núm. 5, enero-marzo, p. 19, México DF, 1998.